Tuesday, August 20, 2019

Paul Veyne — Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

Paul Veyne — Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris: Seuil, 1983.

Paul Veyne fait toujours la même chose dans ses livres: il "traduit" la pensée Gréco-Romaine pour nous, ses contemporains; avec une science encyclopédique, avec beaucoup d'humour,  il nous montre que les mots veulent dire des choses différentes pour les Grecs et les Romains que pour nous, même si ce sont les même mots. Et en nous traduisant ainsi ce qu'ils disent, il nous montre que nos mots à nous, nos catégories sont, tout comme celles des anciens, largement arbitraires — des phénomènes culturels, dépendant de représentations appartenant à une société donnée, à une époque historique donnée, et non des faits de nature, des essences intemporelles. Il y a des régimes de vérités qui sont différents d'une époque à l'autre, mais aussi dans une même époque et à l'intérieur d'une même culture, d'une situation à l'autre, à l'intérieur d'un même individu: dans certains cas, on suit la tradition, parce que c'est elle qui fait autorité, dans d'autres cas on se fie au "bon sens", dans d'autres encore on se fie à des procédures formelles d'inférence "logiques" ou "scientifiques", etc, souvent sans se douter que nous passons d'un régime à l'autre sans cesse dans le quotidien. L'impression de cohérence du monde que nous pouvons avoir est pour Veyne une sorte d'illusion, ou en tout cas un échafaudage fait de bric et de broc, branlant mais fonctionnel: c'est à dire qu'il sert à naviguer dans la vie pas trop mal, mais qui en aucun cas ne donnerait accès à quelque chose comme "la vérité", qu'il qualifie "d'idéologie". C'est donc une sorte de scepticisme savant, qui peut illustrer ce qui est une sans doute pour lui plus une attitude spontanée, viscérale face à la vie qu'une posture philosophique adoptée délibérément, par une grande diversité d'exemples curieux, tirés de sa familiarité profonde avec le monde Gréco-Romain. Comme Nietzsche, il constate que les valeurs ne valent pas absolument, mais qu'on peut procéder à une généalogie (ou une archéologie, pour dire comme son grand ami Michel Foucault) pour voir un peut d'où elles sortent, comment elles se sont constituées — ce qui est intéressant, faute de pouvoir nous rassurer sur l'assise de notre point de vue particulier du moment (il est toujours assis sur du vide, et son échafaudage surplombant tant bien que mal l'abime toujours contingent, socialement, historiquement déterminé). Les Marxistes disent des bêtises parce qu'ils croient qu'il y a des "lois de l'histoire"; les philosophes disent des bêtises parce qu'ils raisonnent dans les airs, élucubrant une ontologie purement scolastique parce que se voulant détachée des péripeties de l'histoire, ou le plus souvent, n'ayant même pas conscience de ce cadre déterminant dans lequel se déploient leurs énoncés. Ces énoncés ne sont pas "faux" selon Veyne, mais simplement creux. Il n'y a toujours que des réalités humaines et jamais des idées indépendantes, un "ciel des idées" doté d'une force propre; mais en même temps, ce qui est intéressant dans l'histoire, ce n'est pas d'amasser "des faits" en vrac, sous prétexte d'empirisme, mais d'avoir des idées — de voir comment, d'inventer comment ces faits peuvent être constitués, identifiés, et agencés les uns par rapport aux autres dans des cohérences diverses, dans des constructions conceptuelles illuminantes, dont on oublie jamais pour autant la contingence et la fragilité.

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