Wednesday, April 3, 2019

Béatrice Hibou — Anatomie Politique de la domination

Béatrice Hibou — Anatomie Politique de la domination. Paris: La Découverte, 2011.

La domination ne serait pas un invariant trans-historique univoque, mais bien plutôt désignerait toute une constellation de pratiques avec pour finalité d'obtenir l'obéissance ou au moins le consentement ou l'assentiment passif de populations à des initiatives gouvernementales. Ces initiatives elles-mêmes sont plus une sorte de navigation improvisée sur l'océan du réel: des choses se produisent fortuitement, des situations émergent de façon plus où moins aléatoires, et les dirigeants font ce qu'ils peuvent avec ces éléments. Ils essayent de les récupérer, d'en user à leur fins, de les instrumentaliser. Les gouvernants sont le plus souvent réactifs, quelles que soit leur idéologie de référence ou leur volontarisme affiché. Hibou montre plusieurs de ces types d'improvisation: la constitution de réseaux de clientèle ; la mise en place d'institutions répondant à des besoins ou des désirs de segments de la population et susceptibles d'asseoir la légitimité du régime s'il est capable au moins en partie d'y répondre ; l'établissement d'une idéologie officielle, ou d'un langage spécifique, qui circonscrit artificiellement ce qui est envisageable (ex: la "gouvernance" néolibérale vs la politique). Par ailleurs les acteurs "du bas", les dominés, mettent en oeuvre toutes sortes de stratégies d'accommodement, d'aménagement d'espaces de liberté à l'intérieur de systèmes de contraintes qui ne sont jamais étanches. Les dominés le sont souvent moins qu'on croit: parfois ce sont eux-même qui donnent sa légitimité à un pouvoir autoritaire, avec leur "désir d'État" ou les réseaux de solidarité sur lesquels il peut prendre appui. Au delà du concept de domination, ce sont des situation socio-historiques concrètes qui existent, dans le foisonnement de leur particularité. Le concept émerge par un processus empirique — il relève d'une approche nominaliste. Il n'est qu'un outil, un modèle — nécessairement partiel, approximatif, façonné par l'étude de cas et la comparaison de ceux-ci—, destiné à nous aider de saisir de quelque chose de cette multiplicité labile et si difficile à cerner qu'est la réalité sociale et son devenir historique.

La démarche de Hibou s'inspire de la méthode, ou plutôt de l'attitude de scepticisme érudit et lucide de Paul Veyne, telle que décrite dans son cours inaugural au Collège de France: se méfier des généralisations abusives et des abstractions hors-sol, éviter de prendre trop au sérieux les prétentions à dire le vrai des systèmes, qui dans leur effort de synthèse tendent toujours à méconnaître les limites de leur domaines d'application, à gommer la spécificité des situations, et surtout à commettre des anachronismes et des généralisations à outrance. On ne peut pas faire de l'histoire sans conceptualisation, par contre: les concepts sont bien nécessaires pour simplement voir la réalité, selon Veyne — ils sont comme l'expression d'une intuition transcendantale, non systématique, ou imparfaitement systématique, se saisissant de quelque chose dans le chaos de l'expérience dont on prend connaissance empiriquement, et assignant un sens à ce quelque chose. (En cela, il semble rejoindre le Deleuze de Qu'est-ce que la philosophie?) Hibou s'inspire aussi des travaux de Michel de Certeau sur les "façons de faire" que les gens trouvent pour s'aménager des espaces de liberté dans les contraintes de la vie quotidienne. Sa façon de problématiser la domination et les relations sociales doit aussi beaucoup à Weber et à Foucault.

Un compte rendu critique intelligent que j'ai lu, tout en applaudissant l'érudition et l'intelligence de l'ouvrage, s'étonne que la domination ne soit pas aussi abordée dans une perspective purement économique (Kindelberger, Orléan...).

Hibou donne beaucoup d'exemples pour illustrer les mécanismes de domination qu'elle identifie, se basant sur: l'URSS de Staline, l'Allemagne Nazi, la RDA, la Tunisie de Ben Ali, des états d'Afrique sub-saharienne, les démocraties néolibérales contemporaines... Qui sont examinés surtout dans une perspective de science politique, il m'a semblé, mais toujours avec un encrage sociologique, historique, et économique.