Tuesday, July 2, 2019

Francis Wolff — Notre humanité, d'Aristote aux neurosciences

Francis Wolff — Notre humanité, d'Aristote aux neurosciences. Paris: Fayard,
2010.

(88-89) Comment expliquer le comportement ou les pensées ? Par la constitution physiologique, par le comportement antérieur, par les intentions conscientes, par les désirs inconscients ? Les réponses ne sont ni compatibles ni incompatibles ; elles sont hétérogènes. Elles ne peuvent s'ajouter les unes aux autres, parce qu'elles ne s'ajustent pas entre elles. L'homme n'est ni la conscience rationnelle de ses fins, ni l'effet de déterminations inconscientes, il est encore moins leur somme. La question n'est donc pas, ou plus: "Qu'est-ce que l'homme ?", mais : "Quel plan d'intelligibilité se dégage de tel ou tel découpage de l'expérience des réalités humaines ?" Ces divers plans ne font pas une idée une, pas plus que, dans le cubisme, les différentes surfaces où se découpent les projections d'une même figure ne s'ajustent entre elles pour constituer une réalité physique en ses trois dimensions. Alors qu'une anthropologie philosophique peut faire de l'homme un portrait respectant les lois de la perspective en adoptant celles qui lui siéent dès lors qu'elle adopte un point de vue fixe, les sciences humaines sont nécessairement cubistes.

Francis Wolff présente quatre"figures" de l'humanité, qui ne sont jamais selon lui des "vérités" sur ce que serait l'Homme, mais plutôt des a priori, posés comme base conceptuelle d'un programme scientifique distinct — qui chacun permettrait de penser de des choses différentes d'une part, d'élaborer une épistémologie, et d'autre part de tirer des conséquences pratiques, une éthique spécifique.

Les quatre figures sont:
1) "l'homme animal (ou 'vivant') rationnel" d'Aristote: créature rationnelle mais mortelle, à mi-chemin entre les dieux (êtres à la fois rationnels et immortels) et les animaux (êtres dépourvus du logos et mortels). C'est une figure "hylémorphique" qui associe en elle une forme/une essence, et de la matière. La démarche d'Aristote vise à élargir le champ de la rationalité au delà de la seule connaissance mathématique (Platon / les formes idéales) pour lui permettre de fonder les sciences physiques, qui étudient le monde et classifie la diversité des objets qu'on y trouve selon les qualités génériques (formes exprimées nécessairement dans la matière) qu'on peut y décèler.
— le "gain épistémologique" de ce monisme essentialiste qui est aussi un humanisme (ou la l'humain est la mesure, l'étalon de toute chose) serait le réductionnisme (tout le réel peut être réduit dans les termes d'un modèle de science fondamentale examplaire, soit ici la biologie)

2) "l'homme substance pensante unie étroitement à un corps" de Descartes: une âme qui peut grâce à sa distance ontologique par rapport au monde de la matière l'embrasser rationnellement en entier comme un objet de connaissance. Descartes fonde ainsi la science physique moderne à base de géométrie analytique, avec le sujet connaissant, à distance épistémologiquement de l'étendue matérielle du monde, objet de la connaissance.
— le "gain épistémologique" de ce dualisme essentialiste et humaniste est la distance épistémologique sujet/objet

3) "l'homme sujet assujetti" du structuralisme: cette figure pose les limites de la rationalité de l'homme, qui ne peux jamais se connaitre qu'imparfaitement et comme en morceaux, puisqu'il est déterminé "de l'extérieur", de façon hétéronome, par les diverses "structures" dans lesquelles il s'insère, et qu'en plus ces structures ne sont pas commensurables et intégrables les unes avec les autres: inconscient, langage, institutions sociales... Le structuralisme prend exemple sur la phonologie pour fonder son paradigme scientifique. Ce sujet assujetti qui ne peut jamais prendre pleinement la mesure de lui-même est celui qui pourtant rend possible l'émergence des sciences sociales.
— le "gain épistémologique" de ce dualisme non essentialiste est la distance épistémologique sujet/objet

4) "l'homme animal comme les autres" de la biologie et des neurosciences contemporaines, qui ensuite colonise les sciences sociales pour tendre à remplacer le paradigme structuraliste: cette figure considère l'homme comme un animal dont la rationalité n'est qu'un trait poussé à un degré supérieur que chez d'autres animaux dont il ne se distingue pas essentiellement, et qui ne peut être bien saisi comme objet d'étude que comme une sorte de point dans un spectre de la conscience et de l'intelligence allant de l'amibe à l'hypothétique cyborg "post-humain". Il s'inscrit dans l'histoire naturelle, et tout les traits spécifiquement culturels serait à lire comme des adaptations darwiniennes à l'environnement.
— le "gain épistémologique" de ce monisme non essentialiste est un réductionnisme qui permet de réduire la science à une biologie elle même "science de l'information" encodée dans les gênes.

(357) "Les quatre figures de l'homme sont à double face : théorique et pratique, cognitive et normative, scientifique et morale. La science ne peut pas nous dire ce qu'est l'homme, pas plus qu'elle ne peut nous dire ce qu'il doit faire. On ne peut pas dire ce qu'est l'homme à partir de ce que nous en dit la science. Mais, en revanche, on peut en conclure au moins que l'homme est l'être 'capable de connaissance scientifique'. On ne peut pas déduire d'une définition quelconque de l'homme ce qu'il doit faire ou ne pas faire, autrement dit une morale. Mais, en revanche, si l'homme est un être qui peut faire ce qu'il doit, on ne peut au moins soutenir qu'il est l'être 'capable de conduite morale'. Autrement dit, de la simple considération 'sceptique' des quatre figures de l'homme, toutes liées à un projet scientifique et par des conséquences morale, se déduisent deux caractérisations possibles de notre humanité."

Je n'ai pas super bien suivi le détail de toutes les conséquences morales et épistémologiques de son analyse, mais ce qui m'a paru éclairant c'est cette idée que les concepts de base / structurants d'un paradigme épistémologique — comme telle ou telle figure de l'homme — ne sont pas des vérités démontrables mais seulement des constructions / des concepts que l'on espère fécond(e)s pour poser ce que Gilles Deleuze aurait appelé un "plan d'immanence" — un point de vue sur le chaos qui permet de l'ordonner lisiblement selon des modalités de notre langage / de notre rationalité. Son approche est donc celle d'une philosophie critique où ce que l'on découvre par l'étude scientifique, ce n'est jamais le monde en tant que tel, mais bien toujours notre propre élaboration de celui-ci dans la langue et la pensée.