Monday, May 8, 2017

Emmanuel Todd — L'Illusion économique

Emmanuel Todd — L'Illusion économique. Paris: Gallimard, 1999.

   "Il est une double évidence anthropologique:
   1) l'individu existe avec sa personnalité et ses désirs propres, ses qualités et ses défauts, sa capacité de calcul économique et rationnel;
   2) le groupe existe, et, sans lui, l'individu n'est pas concevable, puisqu'il en tire sa langue, ses mœurs , et l'apriori, non vérifié mais nécessaire à la vie, que les choses ont un sens.
   La réalité anthropologique est donc que l'individu existe absolument et que le groupe existe absolument, ce qui n'empêche nullement que le niveau d'intégration de l'individu au groupe varie énormément selon le système familial et anthropologique. Mais poser l'individu contre la collectivité est une absurdité métaphysique. Cette dualité ne peut être réduite à l'unité. Nous voyons pourtant apparaître, à intervalles réguliers, des idéologies qui affirment, soit que seul le groupe existe, hypothèse qui mène droit au totalitarisme, soit que seul l'individu existe, choix tout aussi radical et qui conduit à un résultat qui n'est pas en tout point différent, puisqu'il implique un individu aspiré par le vide plutôt qu'écrasé par l'État." (p.52)

   "La fixation monétaire européenne des années 1986-1997 s'installe dans un contexte mental, idéologique, religieux tout à fait spécifique: l'effondrement des croyances collectives héritées de l'âge démocratique. Tous les sentiments d'appartenance s'effritent: l'intégration à la nation, aux forces politiques issues du mouvement ouvrier, à la religion catholique aussi, dont le déclin final, mesuré par un affaissement de la pratique religieuse, s'effectue entre 1965 et 1985. Ces croyances englobaient l'individu dans une ou plusieurs communautés, le libérant du sentiment pascalien de sa petitesse, l'abritant de l'immensité du monde. Ces collectivités humaines étaient, ainsi que l'a bien vu Paul Thibaud, des structures d'éternité, permettant à l'individu d'échapper au sentiment de sa propre finitude. L'homme est l'animal qui sait, au niveau conscient du moins, l'inéluctabilité de sa propre mort.
   Contrairement à ce que suggère un ultralibéralisme simpliste, le reflux des croyances collectives ne révèle pas un individu tout-puissant et dominateur, mais un être diminué qui, confronté à un sentiment d'écrasement, métaphysique et social, part à la recherche d'un substitut, d'une autre collectivité, définie par une autre croyance. Dans la phase intermédiaire qui suit immédiatement la chute de l'idéologie ou du religieux, on observe fréquemment une fixation sur l'argent. L'histoire des religions abonde en exemples d'un fléchissement de la foi débouchant sur une divinisation de la richesse. Le mythe du veau d'or exprime cette séquence: celui qui abandonne Dieu court vers l'idole monétaire. La crise protestante du XVIe siècle a engendré une nouvelle religion, mais elle s'est accompagnée d'une frénésie d'accumulation monétaire, évoquée par Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Toujours, la disparation de la croyance conduit à des comportements de thésaurisation, chez les vrais et les faux bourgeois du seizième arrondissement de Paris comme chez les concierges venues du Nord portugais, région fortement catholique jusque vers 1980. Le phénomène est tout à fait général: face à un effondrement des structures d'éternité, l'individu cherche dans l'argent une sécurité, à la fois terrestre et métaphysique. L'or, dans une conception ancienne qui se refuse à percevoir les variations relatives de sa valeur, est éternel, comme Dieu. La monnaie moderne est plus incertaine. Mais justement, le rêve monétaire européen propose la réalisation d'une monnaie unique et stable, aspirant à l'éternité de l'or."

(p. 253-254)

   "Comme expliquer l'aveuglement des élites, leur refus d'affronter la réalité de mécanismes économiques relativement simples? Le rapport entre libre-échange et montée des inégalités est une évidence. La question de la demande globale fut résolue pour l'essentiel à la veille de la Seconde Guerre Mondiale, en théorie par Keynes et en pratique, malheureusement, par Hitler qui réussit en quelques années l'élimination totale du chômage par une politique de grands travaux.
   Nous ne trouverons pas une explication pleinement satisfaisante de l'aveuglement dans les classiques du marxisme. Aucun intérêt de classe réel ne motive ces erreurs monstrueuses, génératrices de souffrances plutôt que de profits. Tout au plus peut-on accepter l'idée que ceux qui tolèrent le mieux les erreurs de gestion économique sont ceux qui en souffrent le moins: les diplômés de l'enseignement supérieur, les riches, les vieux, les hauts fonctionnaires. Mais les vraies raisons de l'aveuglement doivent être recherchée hors de la sphère économique.
   Nous devons d'abord, pour comprendre, nous débarrasser d'une habitude mentale: l'idée a priori que l'aveuglement est absurde, antinaturel, exceptionnel. Toute explication doit au contraire partir de l'hypothèse inverse que rien n'est plus facile et nécessaire à l'homme que l'aveuglement. En économie et en politique autant qu'en amour. J'ai défini, au chapitre II, l'homme par sa curiosité intellectuelle, qui le pousse et explique le progrès des connaissances. Un tel postulat permet de comprendre la marche en avant de l'humanité, la hausse du taux d'alphabétisation, le développement de l'éducation secondaire et supérieure. L'homme est donc un animal qui veut savoir. Mais il est aussi, en une ambivalence fondamentale qui ne peut être résolue, l'animal qui ne veut pas savoir, qui, pour vivre paisiblement son existence terrestre, doit oublier l'essentiel: l'inéluctabilité de sa propre mort. Il est à chaque instant capable de nier la réalité, de se mentir à lui-même, pour "fonctionner" de façon satisfaisante. C'est pourquoi l'inconscient, ainsi que l'a souligné Freud, ignore sa propre mort. Un homme efficace est psychologiquement et biologiquement construit pour, la plupart du temps, ne pas penser à l'essentiel, sa disparition. Il serait donc tout à fait absurde de considérer le fait même de l'aveuglement comme extraordinaire, invraisemblable, stupéfiant. Nous devons au contraire admettre l'existence, au cœur de l'être humain, d'un programme de négation de la réalité, capable de générer l'illusion nécessaire à la vie. Détourné de sa fin première, ce programme si utile autorise d'autres négations de la réalité. Toute situation perçue comme trop complexe, trop pénible, trop menaçante, est contournée, évacuée, niée. La crise de civilisation que nous vivons est une situation de ce type, qui active puissamment, au cœur de l'élite occidentale, le programme biologique te intellectuel de la négation de la réalité."

(p. 379-380)

Monday, April 10, 2017

Paul Veyne — L'Empire gréco-romain

Paul Veyne — L'Empire gréco-romain. Paris: Seuil, 2005.

"En effet, lorsqu'une société est assez riche pour que l'abîme entre une pincée de magnats et l'immense foule des pauvres soit rempli par une large classe moyenne, deux plissement géologiques se produisent que l'antiquité n'a pu connaître. Primo, les pauvres, qui respectaient les magnats et leur obéissaient, ne respectent pas la moyenne richesse des bourgeois; alors commencent la luttent des classes, le mouvement ouvrier, qui mène à moins d'inégalité sociale et à l'État-providence. Secundo, les bourgeois, de leur côté, sont assez riches pour n'avoir plus l'humilité du pauvre peuple: ils entendent être gouvernés démocratiquement, ne plus obéir à un maître et pouvoir se moquer du président de leur République sans être envoyés aux galères. La mince plèbe moyenne romaine ne fut pas une classe moyenne et la démocratie grecque n'a que le nom de commun avec la nôtre, qui est le régime des classes moyennes (régime profitable à tous, comparé aux millénaires précédents)."
p. 194

Wednesday, March 8, 2017

Après la démocracie — Emmanuel Todd


 Emmanuel Todd — Après la démocratie. Paris: Gallimard, 2008.

"Les hommes croient, depuis longtemps, posture mentale devenue avec le temps une habitude. L'athéisme lutte pour l'émancipation de l'esprit contre un dogme religieux hérité du passé: il est mouvement, conflit. Privé d'adversaire, il doute, fléchit et s'effondre. La déchristianisation conduit donc à une situation paradoxale: l'incroyant semble ne se sentir bien dans sa certitude que s'il y a encore dans la société une Église, minoritaire, mais porteuse d'une croyance positive en l'existemce de Dieu, qu'il peut critiquer et nier.
Le saut dans l'irrationnel de la foi avait, à la fin de l'Empire romain, permis la construction d'un système explicatif et moral stable et rassurant. Le christianisme avait alors réglé, sur le plan psychologique, la question de la mort, cette dimension incompréhensible de la condition humaine.
L'abandon de la foi émancipe certes l'homme d'un ramassis de mythes indémontrables, mais il le fait atterrir dans le non-sens de sa propre vie. Tant qu'il y a encore des croyances à dénoncer, des croyants à libérer, l'existence a encore un sens, métaphysique. mais la disparition du dernier groupe solidement organisé de croyants donne le signal du mal-être pour les vainqueurs, qui, libérés de tout, ne peuvent que constater qu'ils ne sont rien, rien qui ait un sens du moins. La mort de l'Église réactive la question de la mort de l'individu.
Au delà de l'interrogation métaphysique de base, toutes les construction idéologiques et politiques ayant pour fondement théorique l'inexistence du Ciel sont ébranlées. La disparition du paradis, de l'enfer et du purgatoire dévalorise bizarrement tous les paradis terrestres, qu'ils soient grandioses, de type stalinien, ou d'échelle plus modeste, républicain. Alors commence la quête désespérée du sens qui, banalement, va se fixer sur la recherche de sensations extrêmes dans des domaines historiquement répertoriés: argent, sexualité, violence — tout ce que la religion contrôlait."

(p.33-34) 

[...]

"L'argent, la sexualité et la violence sont désormais au centre de notre dispositif mental et médiatique. Les anxiolytiques ne peuvent remplacer complètement les croyances collectives."

[...] (à propos du succès en librairie de Marc Aurèle et de Sénèque...)

"Il y a deux millénaires en effet la pensée antique eut à définir, dans le cadre d'un effondrement des religions païennes, un sens purement terrestre de la vie, une discipline de l'âme et du corps pour opérer dans un monde privé de ses dieux. Cette prodigieuse tentative, ne l'oublions pas, fut un échec et déboucha, on l'a dit, sur le saut massif dans l'irrationnel de la vie éternelle et du christianisme."

 (p.35)




"La baisse des impôts des plus favorisés est un aspect important de la politique mise en œuvre pas Nicholas Sarkozy. On aurait cependant tord d'y voir la manifestation d'une conscience de classe. L'histoire nous montre plutôt que les classes supérieures, lorsqu'elles ont conscience d'elles-même, lorsqu'un dessein les anime et qu'elles aspirent à diriger la société, se font un devoir de payer l'impôt, que ce soit un impôt au sens strict ou un impôt du sang dans le cas des noblesses militaires. Une classe dirigeante qui cherche à se débarrasser de ses obligations fiscales et sociales est un groupe en perdition, un non-groupe plutôt, une collection de narcisses économiques égarés dans l'Histoire. La diminution des impôts est aujourd'hui présentée comme une revendication modernisatrice. Si elle est menée à son terme, elle contribuera à désagréger l'État et la structure sociale. Les historiens pourraient alors comparer les luttes antifiscales du début du troisième millénaire à la fuite devant l'impôt qui caractérisait l'aristocratie mérovingienne à l'époque des Rois fainéants."

(p. 178-179)

"Les classes supérieurs, elles aussi, évoluent. D'un côté, l'éjection du groupe dominant des "éduqués sans capital" produit un phénomène de séparation des plus riches d'avec la société ; de l'autre, l'élévation incessante du niveau de privilège déréalise la vie concrète des individus les plus riches, de moins en moins capables de concevoir les difficultés concrètes qu'éprouve le gros de la population. Pour ce groupe dominant, en outre, l'utilité marginale de l'argent tend vers zéro ; au delà d'une certaine quantité, l'argent ne sert plus à rien de concret. Aucune dépense, si extravagante soit-elle, ne parviendra à l'éponger — pas même des bouteilles de cognac à 3000 dollars ou des nabuchodonosors de champagne (15 litres) à 35 000. L'accroissement des richesses finit même par nourrir une sorte d'exaspération, puisqu'il apparaît finalement au P-DG les plus stupide comme au requin des affaires le plus borné que l'accroissement indéfini de son périmètre de défense monétaire n'allongera ni n'élargira sa vie. L'humaine condition est toujours là, indépassable, aussi résistante au veau d'or qu'elle le fut aux idéologies."


[...]

"Autrefois, les privilégiés se livraient volontiers à la philanthropie, laquelle dérivait d'un sens religieux de la responsabilité sociale. Les patrons construisaient des logement ouvriers. Mais justement, la caractéristique fondamentale de la mentalité économique actuelle est d'avoir atteint le stade de l'épure absolue, d'une sécheresse revendiquée : une véritable éthique de la non-redistribution. L'économie doctrinaire du néolibéralisme exige que l'on élimine toute forme d'assistance, que l'on réduise l'homme à sa valeur sur le marché à l'instant "t"."

(p.189-190)


Après la démocratie selon Todd: démocratie ethnique plus restreinte à un groupe ethnique dominant (modèle israélien ou américain) ou abolition de la démocratie pour un système censitaire/oligarchique... La seule alternative positive serait une système de protectionnisme régional dans un esprit de solidarité et de renouveau d'un projet commun, qui mette fin à l'infinie pression sur le salaires que cause le libre-échange et la mondialisation. Le narcissisme contemporain des individus est-il indépassable à notre époque, où pouvons nous réinvestir des croyances communes qui nous feront avancer vers un futur moins sombre et plus solidaire?

Portrait de l'home d'affaires en prédateur — Michel Villette et Catherine Vuillermot

 Michel Villette et Catherine Vuillermot — Portrait de l'homme d'affaires en prédateur. Paris: La Découverte, 2007.


Ils résument Crawford Brough MacPherson à propos des caractéristiques de l'être-au-monde de l'homme libéral:

"— Ce qui fait qu'un homme est un homme, c'est qu'il est émancipé par rapport à la volonté des autres.
— Cette émancipation signifie qu'il n'a pas d'autres rapports à autrui que ceux dans lesquels il veut bien s'engager en vue de réaliser son propre intérêt.
—Propriétaire de sa propre personne et de ses propres facultés, il ne doit rien à personne.
—Il peut aliéner sa force de travail et s'engager dans les rapports marchands.
—L'ensemble des rapports marchands crée la société.
— Puisque l'émancipation au regard de la volonté d'autrui est ce qui fait qu'un homme est un homme, la liberté de chaque individu ne peut être légitimement limités que par des obligations et des règles nécessaires pour garantir aux autres la même liberté.
—La société politique est une contrainte instituée pour la protection de l'individu dans sa personne et dans ses biens, et donc pour ;a conservation des rapports d'échange ordonnés entre les individus considérés comme propriétaires d'eux-même."


(p.113)

 "On peut faire l'hypothèse que, tout en cherchant l'équité dans les échanges et l'honnêteté dans les affaires, les institutions du capitalisme sont organisées pour ne pas trop en savoir. En d'autres termes, une forte dose de méconnaissance est indispensable au maintien de leur légitimité. Elles tendent toujours à limiter leur action à l'arbitrage des différends qui surviennent lorsque certaines parties protestent avec trop de véhémence. Dans ce cas, elles désignent un bouc émissaire, temporisent, attribuent aux victimes des réparations acceptables ou, lorsque le laxisme a engendré des abus, se préservent en modifiant la règle, obligeant du même coup les hommes d'affaires à adapter leurs techniques de prédation par l'exploitation d'autres trous dans la réglementation.
Dans les arènes politiques, médiatiques et judiciaires, dans les organismes professionnels, des experts et des représentants des corps constitués supposent possible d'encourager la contribution des entrepreneurs à la prospérité générale et, en même temps, de réprimer tout ce qui pourrait ressembler à une prédation. Ils font comme si toutes les bonnes affaires devaient nécessairement être équitables et travaillent à organiser et réguler les marchés en conséquence."

(p.224-225)

"Asymétrie de l'information, incomplétude des contrats et opportunisme ne sont pas des causes déplorables du fonctionnement imparfait des institutions du capitalisme (le marché, l'entreprise et l'État), mais des constructions sociales centrales du capitalisme réel, développées et entretenues avec soin au fil des transactions quotidiennes par les hommes d'affaires et les fournisseurs de prestations intellectuelles qui les entourent (avocats d'affaires, fiscalistes, comptables, commissaires aux comptes, etc.). Nous ne voulons pas dire que les hommes d'affaires ne contribuent pas à leur manière à la prospérité générale, mais simplement que l'arrangement et l'exploitation systématique des imperfections de marché sont des pratiques bâtardes, compléments nécessaires aux institutions légitimes du capitalisme, qui ne sauraient fonctionner sans elles."

(p.229)