Tuesday, August 27, 2019

Évolution de la conjoncture économique depuis la Deuxième guerre mondiale

Qu'est-ce qui a fait l'essor économique des Trente Glorieuses ? Selon l'économiste Gael Giraud, les gains de productivité enregistrés à cette époque sont dus pour les 2/3 à l'utilisation du pétrole qui se généralise dans l'industrie et les transports, et pour 1/3 au progrès technologique. Un tel essor ne peut donc plus se reproduire parce qu'il dépendait d'une utilisation immodérée de cette ressource, dont on réalise qu'elle commence à s'épuiser dès la fin des années soixante (le pétrole américain touche son pic, ce qui a des répercussions globales puisque les États-Unis sont le "moteur" de l'économie mondiale).

Par ailleurs, en Europe de l'ouest, en Amérique du nord et au Japon, le développement économique peut efficacement être stimulé par les états, qui peuvent par ailleurs dépenser beaucoup pour assurer un environnement favorable à la vie de la population et au relatif bien-être des travailleurs parce qu'ils peuvent se financer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les déficits se creusent donc très peu malgré les dépenses, car il n'y a pas d'intérêts à rembourser dans le service de cette dette, et qu'une inflation relativement contrôlée allège aussi la dette à terme.

Le pétrole joue un double rôle, selon lui: d'une part il enraye la capacité qu'avaient les ouvriers à la période de l'industrie basée exclusivement sur le charbon d'exercer un chantage efficace pour faire respecter leurs intérêts par le patronat (on pouvait bloquer une mine de charbon et localement stopper la production et le transport), tandis qu'avec le pétrole c'est impossible, parce qu'il est facilement transportable et qu'il est plus productif en énergie que le charbon donc permet des choses comme le pont aérien avec Berlin Ouest. Cette situation cause un affaiblissement des syndicats, ou en tout cas de la capacité d'action collective efficace des travailleurs face au capital. Mais par ailleurs, le pétrole permet la consommation de masse: les patrons suivant les pratiques de Henry Ford, et payant des salaires relativement élevés par calcul, parce qu'ils permettent à leurs employés d'acheter les fruit de la production, et trouvent ainsi un important débouché pour leurs produits.

Ça fonctionne parce que les économies ont un cadre national et que la production est surtout destinée au marché intérieur (sauf peut-être au Japon?). Les travailleurs sont donc aussi les clients potentiels de l'industrie nationale. Les marchés financiers comptent peu, les échanges obéissent à différents régimes plus ou moins protectionnistes pour protéger les industries nationales des vents de la compétition internationale.

Selon le politiste et économiste Mark Blyth, les gouvernements d'alors visent le plein emploi et réussissent trop bien — parce qu'avec le plein emploi sur une période de 30 ans, les salaires augmentent mécaniquement (il n'y a pas assez de travailleurs pour pouvoir tous les emplois, et donc ils peuvent exiger des hausses de salaire, ce qui cause aussi à terme de l'inflation: les prix augmentent, puis les salaires, puis les prix...) Éventuellement les investissement ne sont plus rentables pour les capitalistes, qui doivent rogner de plus en plus sur les profits. Le capital se met donc éventuellement en grève au début des années 1970. Ou plutôt, il amorce un virage, une contre-attaque idéologique pour reprendre le dessus.

C'est dans ce contexte que débute le mouvement de dérégulation des marchés (financiers et de marchandises): les bateaux conteneurs et les avions à propulsion permettent d'internationaliser la production: d'utiliser les travailleurs très peu couteux de pays pauvres ou "émergents" et de trouver des débouchés internationaux pour la production dans un capitalisme de plus en plus mondialisé.

Les États-Unis, économie hégémonique, comme le Royaume-Uni de la seconde moitié du 19ème siècle, abandonne le protectionnisme et se lance dans le libre-échange, encourageant le reste du monde à s'y engager aussi (ce qui est toujours au bénéfice de l'économie dominante, bien sûr...) Le travail devient donc un pur coût pour les entreprises, puisque les travailleurs nationaux ne sont plus le débouché d'une production qui vise de plus en plus l'exportation (Japon, Allemagne, puis Corée, Chine, etc...) Et qu'il est possible de massivement délocaliser la production vers les pays de bas coût salarial. Cependant, à terme, cette configuration mène inéluctablement à une insuffisance de la demande mondiale, puisque partout les salaires sont tirés vers le bas et que le crédit ne peut pallier à ce manque à gagner qu'un certain temps avant que l'endettement des ménages ne devienne excessif. (Comme c'est le cas par exemple aux États Unis, où le salaire réel stagne depuis les années 70, mais où les ménages vivent de plus en plus à crédit depuis les années 80.)

Cette nouvelle situation était justifiée par le discours néo-libéral dominant politiquement à partir de la fin des années 1970 avec Reagan et Thatcher comme figures tutélaires.

Dans ce nouveau monde, une de premières mesures que prennent les gouvernements au début des années 1970, c'est de rendre difficile, puis impossible pour les gouvernements de se refinancer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les gouvernements occidentaux singent les dispositions imposés aux Allemands à la fin de la guerre, qui les forçait à avoir une banque centrale indépendante du pouvoir politique (parce que les alliés, ne croyant pas à la démocratie allemande, voulaient empêcher que les Allemands puissent financer des projets militaires...). Les Allemands avaient cependant réussi en quelques décennies à rebâtir leur économie, et les élites occidentales pensaient que ça pouvait être dû à leur mode de régulation monétaire (ce qui n'est pas le cas, l'efficacité industrielle Allemande serait plutôt due, selon l'historien Emmanuel Todd, aux reliquats anthropologiques profonds de la société paysanne traditionnelle allemande, avec sa famille souche, autoritaire et inégalitaire et une population très éduquée...).

Les élites au pouvoir, soit par collusion avec les forces du capital et/ou par simple incompétence et effet de mode forcent donc les gouvernements de se financer à grand frais sur les marchés financiers nouvellement dérégulés. Ça fait la joie des capitalistes, qui peuvent se constituer d'importantes rentes avec les intérêts sur ces prêts, par ailleurs le secteur bancaire croît hors de toute mesure. Les profits sur les marchés financiers et le secteur de la banque, de l'immobilier et de l'assurance prennent alors une importance croissante, car les profits qu'ils peuvent générer dépasse de beaucoup le rendement du capital industriel (cf. Michael Hudson). Les gouvernements deviennent très vulnérables aux fluctuations et aux attaques spéculatives des marchés, et les politiques peuvent de moins en moins piloter l'économie, même s'ils le voulaient, ce qu'il n'est pas le cas, car la plupart communient dans la nouvelle foi hégémonique en l'efficience du marché. Les marchés de capitaux deviennent d'immenses casinos qui aspirent le capital dans des bulles spéculatives et ne permettent pas aux entreprises de se pourvoir en capital (c'est même plutôt le contraire, la bourse siphonne le capital et compromet les projets industriels à cause de la contrainte actionnariale, qui exige des profits toujours plus importants, mettant en danger des entreprises rentables pour extraire à court terme des grosses plus-values...)

Les économistes, les administrateurs, et les capitalistes voient des marchés partout — cette forme, et celle, dévoyée du contrat (Alain Supiot) étant les deux principes organisateurs non seulement de l'économie, mais de la société en entier à leurs yeux. La dette des états se trouvant obérée des intérêts pour le capital privé qu'ils doivent emprunter, le mesures de protection sociales sont attaquées comme exorbitantes par les partis de droite (droite traditionnelle, et les différents partis pseudo "socialistes" ayant pris le tournant libéral, comme en France, ou le "New Labour" de Tony Blair).

Dans ce nouveau monde "globalisé", avec des marchés de capitaux très influents, des banques centrales qui croient qu'il faut à tout prix se protéger d'une inflation fantôme (qui était une anomalie historique dans les années 70 selon Blyth et n'avait à peu près aucune chance de se reproduire). Ce monde est entré en crise en 2008, mais le système n'a pas été reconfiguré. Les gouvernements ont simplement créé d'énormes quantités de liquidité avec le "Quantitative Easing" et ont recapitalisé —scandaleusement sans contrepartie — les banques qui avaient presque fait s'écrouler l'économie mondiale. Le système demeure très fragile, et maintenant les énormes dettes encourues par le secteur bancaire privé a été absorbé par les états, qui sont sanctionnés par les marchés financiers parce qu'ils sont désormais trop endetté (d'avoir éponger les conneries irresponsables de la banque et de l'assurance...)                                                                                                                                                                                                                                                      
L'ancien ministre des finances Yanis Varoufakis avait lui un autre point de vue: selon lui dans un premier temps (les Trente Glorieuses) les États-Unis cherchent à réinvestir leur surplus, ce qu'ils font avec le plan Marshall et d'autres initiatives de cette sorte pour différentes raisons (pour bloquer l'influence Soviétique, par mouvement de générosité authentique selon Emmanuel Todd, pour trouver des débouchés au capital Américain et des marchés pour leur production industrielle et culturelle...) Mais dans un deuxième temps, dans les années 70, il n'y a plus de surplus à réinvestir, alors le système doit changer du point de vue Américain. Nixon désindexe le dollar à l'or et les États-Unis, forts de leur monnaie globale, se mettent à consommer pour tout le monde, creusant d'énormes déficits commerciaux, sans jamais entamer la valeur du dollar, et en vendant d'énormes volumes de bonds du trésor américain, qui est perçu comme un bien de réserve sûr, que garantit la puissance américaine.

Je ne suis pas sûr d'avoir tout bien compris, mais il se passe des choses comme ça: on passe d'un régime de régulation après guerre, national, plutôt favorable au travailleurs dans les pays développés, à un autre régime, mondialisé et financiarisé, très favorable au capital et destructeur des états sociaux, et même dans une certaine mesure des états même, selon Alain Supiot, puisque nous semblons nous diriger vers une forme nouvelle de féodalité, avec des grandes inégalités et l'obligation de trouver de la protection non pas dans des institutions impersonnelles mais auprès de personnages démagogiques puissants.

Tuesday, August 20, 2019

Paul Veyne — Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

Paul Veyne — Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris: Seuil, 1983.

Paul Veyne fait toujours la même chose dans ses livres: il "traduit" la pensée Gréco-Romaine pour nous, ses contemporains; avec une science encyclopédique, avec beaucoup d'humour,  il nous montre que les mots veulent dire des choses différentes pour les Grecs et les Romains que pour nous, même si ce sont les même mots. Et en nous traduisant ainsi ce qu'ils disent, il nous montre que nos mots à nous, nos catégories sont, tout comme celles des anciens, largement arbitraires — des phénomènes culturels, dépendant de représentations appartenant à une société donnée, à une époque historique donnée, et non des faits de nature, des essences intemporelles. Il y a des régimes de vérités qui sont différents d'une époque à l'autre, mais aussi dans une même époque et à l'intérieur d'une même culture, d'une situation à l'autre, à l'intérieur d'un même individu: dans certains cas, on suit la tradition, parce que c'est elle qui fait autorité, dans d'autres cas on se fie au "bon sens", dans d'autres encore on se fie à des procédures formelles d'inférence "logiques" ou "scientifiques", etc, souvent sans se douter que nous passons d'un régime à l'autre sans cesse dans le quotidien. L'impression de cohérence du monde que nous pouvons avoir est pour Veyne une sorte d'illusion, ou en tout cas un échafaudage fait de bric et de broc, branlant mais fonctionnel: c'est à dire qu'il sert à naviguer dans la vie pas trop mal, mais qui en aucun cas ne donnerait accès à quelque chose comme "la vérité", qu'il qualifie "d'idéologie". C'est donc une sorte de scepticisme savant, qui peut illustrer ce qui est une sans doute pour lui plus une attitude spontanée, viscérale face à la vie qu'une posture philosophique adoptée délibérément, par une grande diversité d'exemples curieux, tirés de sa familiarité profonde avec le monde Gréco-Romain. Comme Nietzsche, il constate que les valeurs ne valent pas absolument, mais qu'on peut procéder à une généalogie (ou une archéologie, pour dire comme son grand ami Michel Foucault) pour voir un peut d'où elles sortent, comment elles se sont constituées — ce qui est intéressant, faute de pouvoir nous rassurer sur l'assise de notre point de vue particulier du moment (il est toujours assis sur du vide, et son échafaudage surplombant tant bien que mal l'abime toujours contingent, socialement, historiquement déterminé). Les Marxistes disent des bêtises parce qu'ils croient qu'il y a des "lois de l'histoire"; les philosophes disent des bêtises parce qu'ils raisonnent dans les airs, élucubrant une ontologie purement scolastique parce que se voulant détachée des péripeties de l'histoire, ou le plus souvent, n'ayant même pas conscience de ce cadre déterminant dans lequel se déploient leurs énoncés. Ces énoncés ne sont pas "faux" selon Veyne, mais simplement creux. Il n'y a toujours que des réalités humaines et jamais des idées indépendantes, un "ciel des idées" doté d'une force propre; mais en même temps, ce qui est intéressant dans l'histoire, ce n'est pas d'amasser "des faits" en vrac, sous prétexte d'empirisme, mais d'avoir des idées — de voir comment, d'inventer comment ces faits peuvent être constitués, identifiés, et agencés les uns par rapport aux autres dans des cohérences diverses, dans des constructions conceptuelles illuminantes, dont on oublie jamais pour autant la contingence et la fragilité.

Thursday, August 15, 2019

Alain Supiot — Homo Juridicus

Alain Supiot — Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005

Je cite https://www.uliege.be/cms/c_10803822/fr/alain-supiot :

"Son ouvrage le plus abouti en la matière (Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005)  s’inscrit dans le sillage de Pierre Legendre et tente de redonner ses lettres de noblesse à l’expression « dogmatique juridique ».  Campant fermement sur une conception jusnaturaliste, Alain Supiot insiste sur la dimension instituante du droit, porteur de sens  et seul capable, dans la pensée occidentale, de lier les dimensions biologique et symbolique constitutives de l’être humain. Le droit ne peut dès lors être réduit aux lois de la biologie ou de l’économie. Raison ou Référence transcendante, qui surplombe les sociétés humaines, le droit synthétise les croyances et valeurs qui structurent ces dernières et sans lesquelles elles seraient vouées à l’anomie, voire à l’anarchie. Recourant à certains travaux d’anthropologie juridique, Alain Supiot avance l’idée, sujette à débat, selon laquelle « l’aspiration à la Justice […] représente […] une donnée anthropologique fondamentale » (p. 9). Autour de cette question traditionnelle de la nature du droit, Alain Supiot offre ainsi une analyse à la fois stimulante et discutable de questions très actuelles : la mondialisation et l’extension potentiellement infinie de la logique concurrentielle, le déclin de l’Etat et de la loi au profit du marché et du contrat, l’internationalisation des droits de l’homme, les évolutions en matière de filiation.  L’ouvrage témoigne d’une exceptionnelle érudition et d’une capacité peu commune à lier les débats de technique juridique aux enjeux mis en lumière par l’histoire et les sciences sociales."
"Dans Homo juridicus, Alain Supiot abordait déjà la tendance des sociétés occidentales contemporaines à substituer à la raison instituante du Droit la raison calculatrice caractéristique du capitalisme et de la science modernes. Dans ses cours au Collège de France des années 2012-2013 et 2013-2014, il revient sur cette évolution, qui va de pair avec le passage du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres. Si lois et nombres partagent des traits communs (telles que la dimension générale et impersonnelle), ils se distinguent de beaucoup : alors que les premières témoignent à la fois d’un choix de valeurs et d’une autorité qui pose et assume ces choix – ces deux aspects correspondant assez exactement à la conception qu’Alain Supiot propose du droit dans Homo juridicus –, les seconds sont censés n’être que le reflet prétendument neutre de la réalité (le souci de justice en étant remarquablement absent) et n’appeler que des mécanismes d’ajustement en vue de retrouver l’équilibre général des choses. La faveur dont jouit la gouvernance par les nombres révèlerait « l’utopie d’un monde plat, tout entier régi par les lois du marché » et indexé à la seule utilité. L’émergence de cette gouvernance conduit à un recul des institutions et des cadres juridiques qui favorise le développement de liens d’allégeance, lesquels soumettent les individus à la loi du plus fort et rappellent la relation féodale de vassalité. Loin de se limiter à des considérations abstraites et générales, Alain Supiot prétend repérer des traces nombreuses de cette tendance dans des domaines très concrets parmi lesquels il n’est pas étonnant de retrouver le monde du travail salarié : un phénomène aussi actuel que l’uberisation de l’économie semble faire écho à ces analyses."