Saturday, October 6, 2018

Gilles Deleuze et Felix Guatari — Qu'est-ce que la philosophie?

 Gilles Deleuze et Felix Guatari — Qu'est-ce que la philosophie? Paris: Minuit, 1991/2005

(198) "Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l'art, la science et la philosophie, c'est toujours affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut sauver l'infini en lui donnant de la consistance : elle trace un plan d'immanence, qui porte à l'infini des évènements ou concepts consistants, sous l'action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à l'infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées seulement indéfinies, qui définit chaque fois des états de choses, des fonctions ou propositions référentielles, sous l'action d'observateurs partiels. L'art veut créer du fini qui redonne l'infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou sensations composées, sous l'action de figures esthétiques."

(199) "Les deux tentative récentes pour rapprocher l'art de la philosophie sont l'art abstrait et l'art conceptuel ; mais elles ne substituent pas le concept à la sensation, elles créent des sensations et non des concepts. L'art abstrait cherche seulement à affiner la sensation, à la dématérialiser, en tendant un plan de composition architectonique où elle deviendrait un pur être spirituel, une matière radieuse pensante et pensée, non plus une sensation de mer ou d'arbre, mais une sensation du concept de mer ou du concept d'arbre. L'art conceptuel cherche une dématérialisation opposée, par généralisation, en instaurant un plan de composition suffisamment neutralisé (le catalogue qui réunit des œuvres non montrées, le sol recouvert par sa propre carte, les espaces désaffectés sans architecture, le plan "flatbed") pour que tout y prenne une valeur de sensation reproductible à l'infini : les choses, les images ou clichés, les propositions — une chose, sa photographie à la même échelle et dans le même lieu, sa définition tirée du dictionnaire. Il n'est pas sûr pourtant qu'on atteigne ainsi, dans ce dernier cas, la sensation ni le concept, parce que le plan de composition tend à se faire "informatif", et que la sensation dépend de la simple "opinion" d'un spectateur auquel il appartient éventuellement de "matérialiser" ou non, c'est-à-dire de décider si c'est de l'art ou pas. Tant de peine pour retrouver à l'infini les perceptions et affections ordinaires, et ramener le concept à une doxa du corps social ou de la grande métropole américaine."

Monday, September 24, 2018

François Dubet — L'expérience sociologique

François Dubet — L'expérience sociologique, Paris: La Découverte, 2007

(91) "Il est clair aujourd'hui que ce que les sociologues appelaient 'société' était, en réalité, l'État-nation considéré comme le cadre moderne de la vie sociale au moment où naissaient, en Europe occidentale et en Amérique du Nord, des sociétés industrielles (rationnelles et conflictuelles), démocratiques (individualistes et institutionnalisant les conflits) et nationales (culturellement homogènes). Au fond, comme le dit Gellner [1989], la 'société' est L'articulation d'une culture nationale, d'un système politique autonome souverain dans la nation, et d'une économie elle aussi nationale dirigée par une bourgeoisie et un État. On comprend comment l'idée même de société entre en crise au moment où cette articulation se transforme avec des mutations des communautés nationales avec la globalisation des échanges économiques entraînant d'autres configurations des souverainetés politiques. L'idée de société comme système intégré ne sort pas indemne de cette nouvelle révolution libérale, postindustrielle, postmoderne... peu importe comme on la nomme."

(94) Ni les inégalités ni la domination sociale n'ont disparu, loin de là, mais il est de plus en plus difficile de les rabattre sur des positions de classes nettement identifiables. Nous entrons dans un régime d'inégalités multiples [Dubet, 2001]. Il semble que les cultures de classes se dissolvent tout au long d'une stratification étalonnée par les modèles d'une société de masse dominée par les classes moyennes dans laquelle les niveaux remplacent les barrières, où les jeux de distinction se substituent aux oppositions tranchées. La difficulté même de définir les classes moyennes quand de plus en plus d'individus pensent en être, indique à quel point la structure sociale se brouille. De plus, et surtout, d'autres registres d'inégalités se superposent à ceux des classes sociales. Les inégalités de genres, les inégalités d'âge et de générations, les inégalités tenant aux origines culturelles ne sont pas nécessairement plus prononcées qu'autrefois, souvent même elles le sont moins, mais elle sont plus nettement présentes à la conscience des acteurs comme étant inacceptables. Si l'on raisonne en termes de capital social, ses dimensions relationnelles, économiques, culturelles... — la liste est a priori ouverte — ne se coagulent pas aussi nettement qu'autrefois, la vie sociale étant plus désarticulée et plus mobile qu'elle ne l'était. À terme, si les inégalités sont importantes, elles ne s'organisent pas dans un système 'simple' et immédiatement lisible en termes de classes sociales. Cette complexité a une double conséquence. D'abord, les identités sociales se fractionnent et s'individualisent, chacun d'entre nous étant constitué par la cristallisation de diverses dimensions plus ou moins cohérentes, et le vocabulaire sociologique s'en ressent : on parle de moins de classes ouvrière que de classes défavorisées, de classes populaires ou de banlieues, notions bien plus vagues. Il est devenu presque hasardeux de dresser le tableau général d'une correspondance entre un système de classes et une stratification complexe et mobile. Ensuite, les attitudes culturelles, les choix politiques, les manières de vivre, les goûts sont de moins en moins directement corrélés aux positions de classe des individus et chacun apparait ainsi de plus en plus singulier et multiple. Ceci ne signifie nullement que l'action sociale n'est pas déterminée ou que nous vivons dans un vaste maelstrom de classes moyennes, mais tout se passe comme si la structure sociale ne possédait plus de centre, de mécanisme organisateur unique. Rien ne le montre mieux d'ailleurs que les transformations des mouvements sociaux. Ceux-ci n'ont pas disparu, mais ils ne s'agrègent plus autour d'un mouvement central — le mouvement ouvrier —, ils se diffractent dans les diverses dimensions de la culture et des inégalités sociales. Ce n'est pas sans effet sur les programmes de la gauche qui avait porté une représentation de classes de la société sur la scène politique et idéologique."

(105) "Paradoxalement, c'est en s'intéressant à la singularité des acteurs que l'on a le plus de chances de mettre à nu la façon dont s'agencent les 'forces' et les 'faits sociaux'. Si chacun construit son expérience d'une manière unique parce que les histoires et les conditions de vie ne se ressemblent pas plus que les visages, le matériau à partir duquel cette expérience est construite ne lui appartient  pas. Ainsi conçue, l'expérience sociale n'est pas un 'vécu' relevant d'une simple description compréhensive, c'est un travail, une activité cognitive, normative et sociale que nous devons apprendre à analyser quand la programmation des rôles sociaux et le seul jeux des intérêts ne permettent pas d'en rendre compte totalement. Quand à sa réduction aux arrangements et aux interactions, sa richesse descriptive de plus en plus fine se fait au prix du renoncement à l'analyse du 'système' qui informe cette vie sociale plus ou moins atomisée."