Wednesday, March 8, 2017

Après la démocracie — Emmanuel Todd


 Emmanuel Todd — Après la démocratie. Paris: Gallimard, 2008.

"Les hommes croient, depuis longtemps, posture mentale devenue avec le temps une habitude. L'athéisme lutte pour l'émancipation de l'esprit contre un dogme religieux hérité du passé: il est mouvement, conflit. Privé d'adversaire, il doute, fléchit et s'effondre. La déchristianisation conduit donc à une situation paradoxale: l'incroyant semble ne se sentir bien dans sa certitude que s'il y a encore dans la société une Église, minoritaire, mais porteuse d'une croyance positive en l'existemce de Dieu, qu'il peut critiquer et nier.
Le saut dans l'irrationnel de la foi avait, à la fin de l'Empire romain, permis la construction d'un système explicatif et moral stable et rassurant. Le christianisme avait alors réglé, sur le plan psychologique, la question de la mort, cette dimension incompréhensible de la condition humaine.
L'abandon de la foi émancipe certes l'homme d'un ramassis de mythes indémontrables, mais il le fait atterrir dans le non-sens de sa propre vie. Tant qu'il y a encore des croyances à dénoncer, des croyants à libérer, l'existence a encore un sens, métaphysique. mais la disparition du dernier groupe solidement organisé de croyants donne le signal du mal-être pour les vainqueurs, qui, libérés de tout, ne peuvent que constater qu'ils ne sont rien, rien qui ait un sens du moins. La mort de l'Église réactive la question de la mort de l'individu.
Au delà de l'interrogation métaphysique de base, toutes les construction idéologiques et politiques ayant pour fondement théorique l'inexistence du Ciel sont ébranlées. La disparition du paradis, de l'enfer et du purgatoire dévalorise bizarrement tous les paradis terrestres, qu'ils soient grandioses, de type stalinien, ou d'échelle plus modeste, républicain. Alors commence la quête désespérée du sens qui, banalement, va se fixer sur la recherche de sensations extrêmes dans des domaines historiquement répertoriés: argent, sexualité, violence — tout ce que la religion contrôlait."

(p.33-34) 

[...]

"L'argent, la sexualité et la violence sont désormais au centre de notre dispositif mental et médiatique. Les anxiolytiques ne peuvent remplacer complètement les croyances collectives."

[...] (à propos du succès en librairie de Marc Aurèle et de Sénèque...)

"Il y a deux millénaires en effet la pensée antique eut à définir, dans le cadre d'un effondrement des religions païennes, un sens purement terrestre de la vie, une discipline de l'âme et du corps pour opérer dans un monde privé de ses dieux. Cette prodigieuse tentative, ne l'oublions pas, fut un échec et déboucha, on l'a dit, sur le saut massif dans l'irrationnel de la vie éternelle et du christianisme."

 (p.35)




"La baisse des impôts des plus favorisés est un aspect important de la politique mise en œuvre pas Nicholas Sarkozy. On aurait cependant tord d'y voir la manifestation d'une conscience de classe. L'histoire nous montre plutôt que les classes supérieures, lorsqu'elles ont conscience d'elles-même, lorsqu'un dessein les anime et qu'elles aspirent à diriger la société, se font un devoir de payer l'impôt, que ce soit un impôt au sens strict ou un impôt du sang dans le cas des noblesses militaires. Une classe dirigeante qui cherche à se débarrasser de ses obligations fiscales et sociales est un groupe en perdition, un non-groupe plutôt, une collection de narcisses économiques égarés dans l'Histoire. La diminution des impôts est aujourd'hui présentée comme une revendication modernisatrice. Si elle est menée à son terme, elle contribuera à désagréger l'État et la structure sociale. Les historiens pourraient alors comparer les luttes antifiscales du début du troisième millénaire à la fuite devant l'impôt qui caractérisait l'aristocratie mérovingienne à l'époque des Rois fainéants."

(p. 178-179)

"Les classes supérieurs, elles aussi, évoluent. D'un côté, l'éjection du groupe dominant des "éduqués sans capital" produit un phénomène de séparation des plus riches d'avec la société ; de l'autre, l'élévation incessante du niveau de privilège déréalise la vie concrète des individus les plus riches, de moins en moins capables de concevoir les difficultés concrètes qu'éprouve le gros de la population. Pour ce groupe dominant, en outre, l'utilité marginale de l'argent tend vers zéro ; au delà d'une certaine quantité, l'argent ne sert plus à rien de concret. Aucune dépense, si extravagante soit-elle, ne parviendra à l'éponger — pas même des bouteilles de cognac à 3000 dollars ou des nabuchodonosors de champagne (15 litres) à 35 000. L'accroissement des richesses finit même par nourrir une sorte d'exaspération, puisqu'il apparaît finalement au P-DG les plus stupide comme au requin des affaires le plus borné que l'accroissement indéfini de son périmètre de défense monétaire n'allongera ni n'élargira sa vie. L'humaine condition est toujours là, indépassable, aussi résistante au veau d'or qu'elle le fut aux idéologies."


[...]

"Autrefois, les privilégiés se livraient volontiers à la philanthropie, laquelle dérivait d'un sens religieux de la responsabilité sociale. Les patrons construisaient des logement ouvriers. Mais justement, la caractéristique fondamentale de la mentalité économique actuelle est d'avoir atteint le stade de l'épure absolue, d'une sécheresse revendiquée : une véritable éthique de la non-redistribution. L'économie doctrinaire du néolibéralisme exige que l'on élimine toute forme d'assistance, que l'on réduise l'homme à sa valeur sur le marché à l'instant "t"."

(p.189-190)


Après la démocratie selon Todd: démocratie ethnique plus restreinte à un groupe ethnique dominant (modèle israélien ou américain) ou abolition de la démocratie pour un système censitaire/oligarchique... La seule alternative positive serait une système de protectionnisme régional dans un esprit de solidarité et de renouveau d'un projet commun, qui mette fin à l'infinie pression sur le salaires que cause le libre-échange et la mondialisation. Le narcissisme contemporain des individus est-il indépassable à notre époque, où pouvons nous réinvestir des croyances communes qui nous feront avancer vers un futur moins sombre et plus solidaire?

Portrait de l'home d'affaires en prédateur — Michel Villette et Catherine Vuillermot

 Michel Villette et Catherine Vuillermot — Portrait de l'homme d'affaires en prédateur. Paris: La Découverte, 2007.


Ils résument Crawford Brough MacPherson à propos des caractéristiques de l'être-au-monde de l'homme libéral:

"— Ce qui fait qu'un homme est un homme, c'est qu'il est émancipé par rapport à la volonté des autres.
— Cette émancipation signifie qu'il n'a pas d'autres rapports à autrui que ceux dans lesquels il veut bien s'engager en vue de réaliser son propre intérêt.
—Propriétaire de sa propre personne et de ses propres facultés, il ne doit rien à personne.
—Il peut aliéner sa force de travail et s'engager dans les rapports marchands.
—L'ensemble des rapports marchands crée la société.
— Puisque l'émancipation au regard de la volonté d'autrui est ce qui fait qu'un homme est un homme, la liberté de chaque individu ne peut être légitimement limités que par des obligations et des règles nécessaires pour garantir aux autres la même liberté.
—La société politique est une contrainte instituée pour la protection de l'individu dans sa personne et dans ses biens, et donc pour ;a conservation des rapports d'échange ordonnés entre les individus considérés comme propriétaires d'eux-même."


(p.113)

 "On peut faire l'hypothèse que, tout en cherchant l'équité dans les échanges et l'honnêteté dans les affaires, les institutions du capitalisme sont organisées pour ne pas trop en savoir. En d'autres termes, une forte dose de méconnaissance est indispensable au maintien de leur légitimité. Elles tendent toujours à limiter leur action à l'arbitrage des différends qui surviennent lorsque certaines parties protestent avec trop de véhémence. Dans ce cas, elles désignent un bouc émissaire, temporisent, attribuent aux victimes des réparations acceptables ou, lorsque le laxisme a engendré des abus, se préservent en modifiant la règle, obligeant du même coup les hommes d'affaires à adapter leurs techniques de prédation par l'exploitation d'autres trous dans la réglementation.
Dans les arènes politiques, médiatiques et judiciaires, dans les organismes professionnels, des experts et des représentants des corps constitués supposent possible d'encourager la contribution des entrepreneurs à la prospérité générale et, en même temps, de réprimer tout ce qui pourrait ressembler à une prédation. Ils font comme si toutes les bonnes affaires devaient nécessairement être équitables et travaillent à organiser et réguler les marchés en conséquence."

(p.224-225)

"Asymétrie de l'information, incomplétude des contrats et opportunisme ne sont pas des causes déplorables du fonctionnement imparfait des institutions du capitalisme (le marché, l'entreprise et l'État), mais des constructions sociales centrales du capitalisme réel, développées et entretenues avec soin au fil des transactions quotidiennes par les hommes d'affaires et les fournisseurs de prestations intellectuelles qui les entourent (avocats d'affaires, fiscalistes, comptables, commissaires aux comptes, etc.). Nous ne voulons pas dire que les hommes d'affaires ne contribuent pas à leur manière à la prospérité générale, mais simplement que l'arrangement et l'exploitation systématique des imperfections de marché sont des pratiques bâtardes, compléments nécessaires aux institutions légitimes du capitalisme, qui ne sauraient fonctionner sans elles."

(p.229)