Saturday, March 4, 2023

Paul Veyne - Quand notre monde est devenu Chrétien

 Paul Veyne - Quand notre monde est devenu Chrétien (312-394). Paris: Le livre de poche, 2007.

p.195-215 Chapitre: L'idéologie existe-t-elle ?

Dans ce chapitre Paul Veyne explique que les discours idéologiques ne convainquent jamais que ceux qui sont déjà convaincus - et que donc leur objet n'est pas de manipuler, de bourrer le crâne, mais plutôt d'exprimer un état de fait sociétal existant déjà. Il est une justification de cet état de fait, mais "pour faire plaisir". Les juifs n'ont pas attendu les 10 commandements pour savoir que tuer n'était pas bien... seulement c'est plus gratifiant quand on peut par surcroit à la moralité naturelle se dire qu'on obéit bien au seigneur. Ça sert aussi à occuper l'espace pour marquer que c'est celui qui tient le discours qui a le pouvoir (comme les messages qui vient des hauts parleurs, mais que personne n'écoute: c'est juste qu'il faut marquer que c'est nous qui avons le droit de parole, le contenu informatif ou rhétorique du discours étant indifférent).


Il me semble que la limite de ce raisonnement est quand le discours idéologique réussit à imposer ses concepts, ses découpages de la réalité, et rend difficile ou impossible de penser autre chose autrement... Il s'agit là réellement d'un bourrage de crâne, mais dans le sens de Veyne, un bourrage qui repose sur un état de fait sociétal (par exemple, le contrôle des médias par des oligarques, l'impéritie des journalistes et de beaucoup d'universitaires... etc.)




Saturday, February 29, 2020

Wiktor Stoczkowski — Des hommes, dNes dieux et des extraterrestres. Ethnologie d'une croyance moderne

Wiktor Stoczkowski — Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d'une croyance moderne. Paris: Flammarion, 1999.

(89-91)

"Pour clarifier davantage la manière dont j'entends expliquer l'émergence du dänikenisme, il est utile de rappeler les quatre espèces de causes, similaires à celles dont Aristote parlait dans les pages mémorables de la Physique et de la Métaphysique, mais qui correspondent en réalité à une exposition simplifiée de l'aristotélisme tel qu'on le présente aux écoliers ; pour nos besoins, elle est suffisante et utile. Or, afin de définir les causes d'Aristote — matérielle, efficiente, formelle et finale — on recourt souvent à la métaphore du sculpteur et de sa sculpture : la cause matérielle, dit-on, c'est la matière dont la sculpture est faite ; la cause formelle, c'est la figure que la statue représente ; la cause efficiente, c'est le sculpteur ; la cause finale, c'est le but visé par le sculpteur. Il me semble commode d'utiliser ces quatre instances pour expliquer la genèse des idées.

La cause matérielle des idées, c'est la masse brute de conceptions dont l'homme dispose dans sa société et à son époque, comme le sculpteur qui peut choisir entre plusieurs matières premières, dont chacune imposera à son oeuvre un certain nombre de contraintes.

La cause formelle touche au rapport entre la représentation et la chose représentée. Les diverses constructions conceptuelles que les hommes bâtissent — sciences, philosophies, théologies ou mythes — aspirent à la qualité de savoirs, celle de croyances restant réservée, paradoxalement, aux idées auxquelles on ne croit pas. Cette aspiration reflète bien l'espoir et le désir d'établir une correspondance entre la réalité et sa représentation. Est constant l'effort de l'homme pour trouver un accord entre une vision globale du monde qui est la sienne et les informations disparates, vraies ou fausses, qui lui parviennent abondamment de la réalité observable. La vision du monde est pour celui qui pense ce que le filet est au pêcheur : de même que le pêcheur plonge son filet dans l'eau pour capturer des poissons dont la grosseur se conforme aux mailles de la poche, de même le penseur immerge sa vision du monde dans les profondeurs obscures de la Réalité pour ramener à la surface une prise dont les propriétés ne pourront que correspondre aux mailles de son "filet conceptuel". Selon cette définition peu orthodoxe, la cause formelle correspond aux particularités du "filet conceptuel", les quelles déterminent la façon dont son usager perçoit et interprète les informations venant du monde, car il perçoit et interprète les informations venant du monde, car il perçoit surtout les faits et les idées que son "filet" rend visibles. Déterminer la "causes formelle" d'une construction conceptuelle consistera donc à envisager l'activité intellectuelle comme résultante des interactions réciproques entre ces deux facteurs : d'une part, une vision globale du monde, parfois tacite, et d'autre part, les données que celle-ci cherche, en tout lieu, pour se conforter ou se mettre à l'épreuve.

La cause efficiente renvoie au sujet agissant sur la matière conceptuelle et manipulant le "filet" de sa vision du monde. Il est facile de remarquer que ses opérations, sans être prévisibles, ne sont pas pour autant chaotiques et arbitraires, ce qui indique qu'elles obéissent à des règles ; dans ce monstrueux jeu combinatoire qui s'offre tous les jours à notre regard et que nous appelons culture, les mêmes combinaisons réapparaissent sans répit, et les hommes n'ont de cesse de réinventer les pensées, les mots et les rêves d'autrui. Comprendre l'innovation conceptuelle, c'est comprendre d'abord comment les idées font pour se reproduire sans modifications majeures, ce qui est les cours normal des choses jusqu'au moment où ce mécanisme bien rodé dévie son mouvement, et que le neuf apparaît. La cause efficiente ce sera donc cette entité mystérieuse que les philosophes appelaient "esprit", "raison" ou "rationalité", et ce que je définirai comme un ensemble de règles guidant l'homme dans l'usage qu'il fait de la matière conceptuelle de sa tradition, tantôt la conservant, tantôt la modifiant.

La cause finale est la quatrième et dernière. Elle reste indubitablement la plus difficile à déterminer, car les mobiles psychologiques de l'individu demeurent souvent une énigme non seulement pour ses congénères, mais aussi pour lui-même. À défaut d'une théorie psychologique sophistiquée, on se rabat sur les explications convenues et simplistes : le désir d'argent, la quête de notoriété, la passion de connaître, une activité de substitution, le goût du jeu, l'ennui, la recherche du plaisir, etc. Même si certains de ces motifs sont loin d'être imaginaires, la cause finale échappe habituellement à notre intelligence, et s'il est permis d'en conjecturer, on parvient rarement à des certitudes vérifiables. Même lorsque les auteurs dévoilent leurs motivations profondes et qu'ils sont sincères, ils ne font qu'échafauder des hypothèses sur eux-mêmes, dont rien ne saurait nous garantir l'exactitude.

Les quatre causes renvoient donc à quatre aspects différents de l'émergence des idées. Mais la vie des idée ne fait que commencer à leur naissance. Une fois communiquées et introduites dans l'organisme social, leur destin dépendra des ressorts bien différents de ceux qui les ont fait apparaître. Certaines meurent à la naissance, comme ces douteux mots d'esprit que l'on se divertit à inventer au cours des repas entre amis et dont on préfère ne plus se souvenir le lendemain. D'autres idées ont une vie plus longue, mais ne survivent pas à la disparition des leurs auteurs, qui étaient les seuls à les admirer et les seuls à y croire. D'autres encore se propagent mollement et localement, comme des virus peu virulents et inoffensifs. Mais il en existe aussi qui, une fois créées, se répandent promptement telles des épidémies, en envahissant le monde entier."



(169-170) "[Madame Blavatsky] fut l'héritière de cette longue période, commencée au XVIIIe siècle, durant laquelle l'Occident se mit en quête d'une nouvelle vision du monde dont on attendait qu'elle modifiât les dogmes chrétiens tout en intégrant les découvertes de la raison, afin d'offrir à l'humanité un savoir suprême qui puisse unir les efforts de tous les hommes de bien dans l'accomplissement d'une même oeuvre salvatrice de dimension cosmique. L'idée panthéiste d'un Dieu impersonnel, la doctrine des émanations, soutenue par celle de la réincarnation, y reviennent obstinément, associées à un mythe global où les âmes humaines émanent à l'origine de la divinité et cheminent ensuite dans la matière avant de réintégrer le monde divin à la fin des temps ; l'ensemble est exposé avec mainte référence à des théories gnostiques, indiennes, néoplatoniciennes et, parfois, chrétiennes. Au XIXe siècle, il y avait ceux qui tournaient leurs regards impatients vers le futur, en espérant que la raison parviendrait seule à édifier un tel savoir salvateur, et ceux qui cherchaient cette même connaissance dans le passé, considérant que l'humanité en avait perdu la possession qui lui avait été accordée à l'origine. Ces derniers attendaient que le télégraphe céleste des spirites leur en transmît les principes en provenance d'un monde suprahumain, et comparaient les textes réputés anciens, en croyant y discerner les traces précieuses de la sagesse primordiale. Les textes antiques et les crayons qui remuaient tout seuls dans l'obscurité des séances spirites semblaient d'ailleurs délivrer le même message. Madame Blavatsky devait lui donner la forme à la fois la plus complète et la plus étonnante."

Thursday, January 9, 2020

Hans-Ulrich Wehler — Das Deutsche Kaiserreich 1871-1918

Hans-Ulrich Wehler — The German Empire 1871-1918 (trad. Kim Traynor), Leamington Spa UK: 1985.

Un livre très intéressant que j'ai lu parce qu'Emmanuel Todd en a parlé à la télé. La thèse de Wehler est que le deuxième empire Allemand était une sorte de construction conservatrice par laquelle les classes dirigeantes traditionnelles (principalement les Junkers, grands propriétaires féodaux) s'efforçait par tous les moyens idéologiques et matériels possibles de maintenir leur domination. Ils devaient faire face à une bourgeoisie capitaliste/industrielle montante et aussi avec le mouvement ouvrier et le parti socialiste allemand (SPD). Pour se maintenir au pouvoir, Bismarck s'est assuré que seuls des gens alignés sur l'idéologie des dominants puissent devenir fonctionnaires, ou avoir des postes à l'université. Dans celles-ci, il y avait des clubs de duels, qui colportaient les habitus et les valeurs de la noblesse, et y acculturait les bourgeois, qui étaient ainsi un peu plus acquis aux normes de la noblesse et au statut quo.

Wehler explique que l'agressivité impérialiste/colonialiste de l'Allemagne avait principalement pour but de régler des problèmes politiques internes: comment distraire les classes dominées par la mobilisation guerrière, le nationalisme et le chauvinisme, afin de ne rien changer à un système politique suranné — afin de ne pas démocratiser le pays, ou alors seulement d'une manière entièrement cosmétique.

De même l'antisémitisme existait dans la société allemande, mais a été sciemment instrumentalisé par Bismarck pour donner un bouc émissaire au mécontentements. Ces mécontentements sont nombreux, puisque à partir de 1873, il y a plusieurs récessions sérieuses. La grande industrie, bien que moins favorisée que les intérêts agraires, est tout de même accommodée par le régime — et c'est le SPD et les syndicats qui son réprimés et inaudibles, bien que prenant toujours plus d'empleur en terme de participation dans la population. Mais en fait tous les partis politiques sont impuissants — parti libéral, parti du centre (catholique), parti conservateur, car ce qui se maintient jusqu'à la fin, c'est un régime autoritaire, maintenu par l'armée (surtout Prussienne) dont le haut commandement est presque exclusivement composé de nobles.

L'Allemagne prend le risque de déclencher la Première Guerre Mondiale parce que ses dirigeants préféraient ça à l'alternative, qui était de faire évoluer leur système politique: seul dans un environnement de guerre victorieuse (comme celle de 1870-71 avec la France) est-ce qu'ils pensaient pouvoir tenir le peuple, dont des groupes de plus en plus grands menaçaient de s'émanciper. La république de Weimar n'a pas su se débarrasser de la gangue institutionnelle et idéologique de l'empire, et Hitler n'a eu qu'à récolter des éléments (agressivité expansionniste, autoritarisme militaire, antisémitisme, plan d'établir un "espace vital" en Europe centrale au dépend de la Russie...) qui étaient déjà dans l'air du temps à la fin de l'empire.

La révolution qui à mis a bas l'empire, n'a pas pu aller jusqu'au bout, faute de désir réel de changer les choses des partis — qui avaient l'idée qu'il fallait un consensus. (Et aussi, dirait Emmanuel Todd, la préférence Allemande, de famille souche, pour les configurations étatiques/institutionnelles autoritaires.)

Ce que Wehler semble montrer, c'est que l'Allemagne n'a jamais accouché de la démocratie endogènement, mais qu'elle a été forcé par les Américains de se démocratiser après la Seconde Guerre Mondiale. Ce qui va dans le sens de Todd, qui fait remarquer que l'Europe autoritaire et anti-démocratique d'aujourd'hui, sous contrôle allemand, n'est qu'une réversion à la norme, maintenant que l'influence directe des Américains s'est atténuée.

Le livre est très frappant aujourd'hui, période où les peuples semblent subir des élites politiques et économiques particulièrement irresponsables... Mais en fait c'est juste comme d'habitude, les salauds et les imbéciles irresponsables aux commandes.

Il y a aussi autre chose: cette situation où nous nous trouvons maintenant, où on arrive pas à imaginer l'avenir. C'était ça le problème des classes dirigeantes allemandes — elles étaient juste attachées à préserver contre vents et marées le statut quo, mais en fait sans projet positif, sans idée vers où la société pouvait/devait avancer. Des égoïstes à la dérive dans l'histoire, comme maintenant, se laissant porter par les courants de la conjoncture vers le désastre par bêtise, vanité, âpreté, bassesse, et surtout manque d'imagination.

Thursday, December 26, 2019

Michel Foucault — L'Archéologie du savoir

Michel Foucault — L'Archéologie du savoir. Paris Gallimard, 1969.

Les objets ne nous sont pas donnés ; ils ne se révèlent pas à nous "tels qu'ils sont". Nous les saisissons par des discours — des pratiques spécifiques, déterminées par des conditions socio-historiques et culturelles données, dans le cadre d'institutions données, par des faisceaux de correspondances contingents — qui ont la fonction transcendentale de mettre en forme la réalité, de la découper selon des logiques qui nous donnent une certaine prise sur elle, dans une certaine mesure, à une certaine fin ; ce sont les discours qui nous permettent d'en faire quelque chose.

(p.66-67) "Les mots et les choses", c'est le titre — sérieux — d'un problème ; c'est le titre — ironique — du travail qui en modifie la forme, en déplace les données, et révèle, au bout du compte, une tout autre tâche. Tâche qui ne consiste pas — à ne plus — traiter les discours comme des ensembles de signes (d'éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent. Certes, les objets sont faits de signes ; mais ce qu'il font c'est plus que d'utiliser ces signes pour désigner des choses. C'est ce plus qui les rend irréductible à la langue et à la parole. C'est ce "plus" qu'il faut faire apparaître et qu'il faut décrire.

Saturday, October 19, 2019

La Gouvernance par les nombres — Alain Supiot

Supiot, Alain — La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014). Paris: Fayard, 2015.

Le juriste Alain Supiot explique dans ce livre que les élites qui gouvernent les pays développés ont succombé à une curieuse idéologie scientiste ou pseudo-scientifique utilitariste à l'aune de laquelle elles prennent les décisions de politique publique désastreuses qui caractérisent les 40 dernières années d'ultralibéralisme débridé. Il appelle ça la "gouvernance par les nombres": l'idée qu'il faut absolument donner des valeurs chiffrées, quantitatives à tous les aspects de la vie sociale et économique, et "programmer" en quelque sort le "système" de la société pour qu'il en résulte des résultats attendus, eux aussi, bien entendu sujets à une évaluation chiffrée.

Selon lui cette idéologie est issue d'une part de l'univers cybernétique — la métaphore structurante de référence qu'on utilise pour parler de la société, ou du travail, ou de l'individu biologique lui-même cesse d'être la machine mécanique (dans le Taylorisme, l'ouvrier est une composante dans une machine à laquelle il est intégré), mais plutôt l'ordinateur, machine aussi, mais programmable et capable de rétroaction sur son propre fonctionnement— et d'autre part du Gosplan Soviétique, adaptation du Taylorisme "scientifique" non seulement à la production industrielle, mais à l'organisation centralisée de l'économie dans sa totalité.

Son argumentation est articulée autour de trois points:

1) Les nombres sont utilisés pour donner aux états, aux entreprises (aux bureaucraties publiques et privées) une prise "scientifique" sur le monde — cependant cette "prise" se révèle toujours illusoire parce que le monde social ne se réduit que de façon très malaisée et imparfaite à des modèles purement quantitatifs. Pourtant, on adopte ces modèles, on génère bien des chiffres — mais ceux-ci ne sont aux mieux que des approximations. Néanmoins, les dirigeants on vite fait de les fétichiser comme des valeurs absolues de vérité sur lesquelles ils reposent leurs choix. On exige des travailleurs qu'ils atteignent tel niveau précis de rendement, que les déficits publiques ne dépasse pas telle ou telle valeur — mais en faisant abstraction du réel pour se concentrer sur le modèle. Plus les choses avancent et plus le modèle s'éloigne de la réalité, tandis que les décideurs s'enferment toujours plus dans le modèle, à l'image des économistes néo-classiques. Pour les gens qui subissent les impératifs de rendement arbitraire, par exemple, les seules façon d'y faire face c'est la fraude ou alors la folie, la dépression... parce que le système ne tient pas compte de la réalité: ils sont dont forcés de "faire semblant" comme à la fin du système Soviétique.

Adam Curtis explique la même chose dans plusieurs de ses documentaires: Hypernomalization et Pandora's Box notamment. C'est aussi un de principaux thèmes de la série The Wire, où les policiers mis en scène sont sans cesse confrontés à la réalité de la vie aux marges de la société américaine et de la criminalité, et, contradictoirement, aux impératifs cosmétiques et arbitraires d'une hiérarchie uniquement préoccupée des apparences (chiffrées) de la lutte contre la criminalité, quelles que soient les conséquences humaines du gouffre entre les deux choses.

2) Suivant Pierre Legendre, Supiot explique que le problème des sociétés contemporaines est de ne plus connaître de norme hétéronome qui puisse organiser le jeux social: la Loi. Au contraire, tout est disposé sur le même plan — or, selon lui, pour bien fonctionner, la société ne peux pas se contenter d'un foisonnement réticulaire immanent, tel qu'envisagé par Deleuze et Guattari, par exemple, mais doit pouvoir asseoir ses valeurs et, plus concrètement, son droit, sur une sorte de donnée extérieure et intangible qui peut fonder ou justifier la légitimité de ses institutions. Dans un contexte social ou il n'existe que des relations entre des individus isolés qui contractent les uns avec les autres dans le vide, ce qui émerge, c'est nécessairement de la violence: celle des forts sur les faibles... En effet, le contrat lui-même pour avoir une force opératoire dépend d'une puissance normative surplombante qui puisse garantir a minima la confiance entre les parties.

(J'imagine que cette norme ou cette force hétéronome peut n'être pas transcendante — elle pourrait simplement le sembler, comme "la puissance de la multitude" de Spinoza, telle qu'elle est réinterprétée par Frédéric Lordon dans son livre Imperium, pour fonder efficacement un système social/de valeur.)

3) Le rêve cybernétique est celui de s'émanciper d'une telle force transcendante et hétéronome: il existerait simplement des individus, des atomes d'humanité, homo economicus, qui ne font société que dans la mesure où ils sont connectés en réseaux d'échanges (marchés...) utilitaristes — réseaux que l'on peut configurer, programmer non pas grâce à des lois, qui impliqueraient l'existence d'une politique, d'un plan explicitement orienté, mais plutôt à l'aide d'une "gouvernance" qui permet de faire "naturellement" émerger l'ordre le meilleur, l'équilibre. On peut de la sorte prétendre évacuer la politique et se bercer de l'illusion qu'on peut simplement s'en remettre à un système qui trouvera naturellement son équilibre optimum. Illusion authentique, vécue souvent sincèrement, sans cynisme, mais qui émerge d'autant plus facilement qu'elle favorise les intérêts du grand capital.

Ces développements ont lieu dans un contexte de délitement graduel du pouvoir de l'état, ou en tout cas d'un pôle unifié de souveraineté, qui subit la corrosion de la mondialisation et qui semble à Supiot mener à terme à une nouvelle forme de féodalité, dans laquelle les acteurs moins puissants doivent faire allégeance à plus puissants qu'eux dans un ordre où l'état ne garantit plus l'identité et les droits des individus. La souveraineté s'émiette. Le droit est vidé de sa force normative par le law shopping, comme les états de leur force d'action par l'évasion fiscale massive pratiquée par les multinationales et les ménages fortunés.

Ce que la gouvernance par les nombres permet aux élites d'évacuer c'est surtout la démocratie — car celle-ci a toujours le potentiel de pouvoir porter atteinte à la configuration présente du système de la vie en commun, et par là, à leur domination.


Thursday, September 5, 2019

De La société comme texte — Pierre Legendre

Pierre Legendre — De La société comme texte. Linéaments d'une anthropologie dogmatique. Paris: Fayard, 2001.

(155) "[...] ce qui surgit entre ladite interaction artiste /oeuvre d'art, c'est l'insu de l'artiste porte-parole de notre insu à tous, qui fait, sous cette condition inévacuable, le prix subjectif et social de l'oeuvre d'art. Ne pas discerner dans 'l'idée' cette part d'insu, inséparable de la logique de la représentation, est équivalent de croire que la terre est plate! L'humain serait donc sans relief, un être non divisé ; nous n'aurions pas affaire, dans l'art, à la problématique ternaire, qui investit l'artiste d'une fonction d'interprète, médiatrice entre l'inconscient, creuset délirant de la Raison, et l'appropriation langagière de la réalité. Tout questionnement qui fait l'économie de cette dimension tombe dans l'impasse positiviste."

Tuesday, August 27, 2019

Évolution de la conjoncture économique depuis la Deuxième guerre mondiale

Qu'est-ce qui a fait l'essor économique des Trente Glorieuses ? Selon l'économiste Gael Giraud, les gains de productivité enregistrés à cette époque sont dus pour les 2/3 à l'utilisation du pétrole qui se généralise dans l'industrie et les transports, et pour 1/3 au progrès technologique. Un tel essor ne peut donc plus se reproduire parce qu'il dépendait d'une utilisation immodérée de cette ressource, dont on réalise qu'elle commence à s'épuiser dès la fin des années soixante (le pétrole américain touche son pic, ce qui a des répercussions globales puisque les États-Unis sont le "moteur" de l'économie mondiale).

Par ailleurs, en Europe de l'ouest, en Amérique du nord et au Japon, le développement économique peut efficacement être stimulé par les états, qui peuvent par ailleurs dépenser beaucoup pour assurer un environnement favorable à la vie de la population et au relatif bien-être des travailleurs parce qu'ils peuvent se financer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les déficits se creusent donc très peu malgré les dépenses, car il n'y a pas d'intérêts à rembourser dans le service de cette dette, et qu'une inflation relativement contrôlée allège aussi la dette à terme.

Le pétrole joue un double rôle, selon lui: d'une part il enraye la capacité qu'avaient les ouvriers à la période de l'industrie basée exclusivement sur le charbon d'exercer un chantage efficace pour faire respecter leurs intérêts par le patronat (on pouvait bloquer une mine de charbon et localement stopper la production et le transport), tandis qu'avec le pétrole c'est impossible, parce qu'il est facilement transportable et qu'il est plus productif en énergie que le charbon donc permet des choses comme le pont aérien avec Berlin Ouest. Cette situation cause un affaiblissement des syndicats, ou en tout cas de la capacité d'action collective efficace des travailleurs face au capital. Mais par ailleurs, le pétrole permet la consommation de masse: les patrons suivant les pratiques de Henry Ford, et payant des salaires relativement élevés par calcul, parce qu'ils permettent à leurs employés d'acheter les fruit de la production, et trouvent ainsi un important débouché pour leurs produits.

Ça fonctionne parce que les économies ont un cadre national et que la production est surtout destinée au marché intérieur (sauf peut-être au Japon?). Les travailleurs sont donc aussi les clients potentiels de l'industrie nationale. Les marchés financiers comptent peu, les échanges obéissent à différents régimes plus ou moins protectionnistes pour protéger les industries nationales des vents de la compétition internationale.

Selon le politiste et économiste Mark Blyth, les gouvernements d'alors visent le plein emploi et réussissent trop bien — parce qu'avec le plein emploi sur une période de 30 ans, les salaires augmentent mécaniquement (il n'y a pas assez de travailleurs pour pouvoir tous les emplois, et donc ils peuvent exiger des hausses de salaire, ce qui cause aussi à terme de l'inflation: les prix augmentent, puis les salaires, puis les prix...) Éventuellement les investissement ne sont plus rentables pour les capitalistes, qui doivent rogner de plus en plus sur les profits. Le capital se met donc éventuellement en grève au début des années 1970. Ou plutôt, il amorce un virage, une contre-attaque idéologique pour reprendre le dessus.

C'est dans ce contexte que débute le mouvement de dérégulation des marchés (financiers et de marchandises): les bateaux conteneurs et les avions à propulsion permettent d'internationaliser la production: d'utiliser les travailleurs très peu couteux de pays pauvres ou "émergents" et de trouver des débouchés internationaux pour la production dans un capitalisme de plus en plus mondialisé.

Les États-Unis, économie hégémonique, comme le Royaume-Uni de la seconde moitié du 19ème siècle, abandonne le protectionnisme et se lance dans le libre-échange, encourageant le reste du monde à s'y engager aussi (ce qui est toujours au bénéfice de l'économie dominante, bien sûr...) Le travail devient donc un pur coût pour les entreprises, puisque les travailleurs nationaux ne sont plus le débouché d'une production qui vise de plus en plus l'exportation (Japon, Allemagne, puis Corée, Chine, etc...) Et qu'il est possible de massivement délocaliser la production vers les pays de bas coût salarial. Cependant, à terme, cette configuration mène inéluctablement à une insuffisance de la demande mondiale, puisque partout les salaires sont tirés vers le bas et que le crédit ne peut pallier à ce manque à gagner qu'un certain temps avant que l'endettement des ménages ne devienne excessif. (Comme c'est le cas par exemple aux États Unis, où le salaire réel stagne depuis les années 70, mais où les ménages vivent de plus en plus à crédit depuis les années 80.)

Cette nouvelle situation était justifiée par le discours néo-libéral dominant politiquement à partir de la fin des années 1970 avec Reagan et Thatcher comme figures tutélaires.

Dans ce nouveau monde, une de premières mesures que prennent les gouvernements au début des années 1970, c'est de rendre difficile, puis impossible pour les gouvernements de se refinancer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les gouvernements occidentaux singent les dispositions imposés aux Allemands à la fin de la guerre, qui les forçait à avoir une banque centrale indépendante du pouvoir politique (parce que les alliés, ne croyant pas à la démocratie allemande, voulaient empêcher que les Allemands puissent financer des projets militaires...). Les Allemands avaient cependant réussi en quelques décennies à rebâtir leur économie, et les élites occidentales pensaient que ça pouvait être dû à leur mode de régulation monétaire (ce qui n'est pas le cas, l'efficacité industrielle Allemande serait plutôt due, selon l'historien Emmanuel Todd, aux reliquats anthropologiques profonds de la société paysanne traditionnelle allemande, avec sa famille souche, autoritaire et inégalitaire et une population très éduquée...).

Les élites au pouvoir, soit par collusion avec les forces du capital et/ou par simple incompétence et effet de mode forcent donc les gouvernements de se financer à grand frais sur les marchés financiers nouvellement dérégulés. Ça fait la joie des capitalistes, qui peuvent se constituer d'importantes rentes avec les intérêts sur ces prêts, par ailleurs le secteur bancaire croît hors de toute mesure. Les profits sur les marchés financiers et le secteur de la banque, de l'immobilier et de l'assurance prennent alors une importance croissante, car les profits qu'ils peuvent générer dépasse de beaucoup le rendement du capital industriel (cf. Michael Hudson). Les gouvernements deviennent très vulnérables aux fluctuations et aux attaques spéculatives des marchés, et les politiques peuvent de moins en moins piloter l'économie, même s'ils le voulaient, ce qu'il n'est pas le cas, car la plupart communient dans la nouvelle foi hégémonique en l'efficience du marché. Les marchés de capitaux deviennent d'immenses casinos qui aspirent le capital dans des bulles spéculatives et ne permettent pas aux entreprises de se pourvoir en capital (c'est même plutôt le contraire, la bourse siphonne le capital et compromet les projets industriels à cause de la contrainte actionnariale, qui exige des profits toujours plus importants, mettant en danger des entreprises rentables pour extraire à court terme des grosses plus-values...)

Les économistes, les administrateurs, et les capitalistes voient des marchés partout — cette forme, et celle, dévoyée du contrat (Alain Supiot) étant les deux principes organisateurs non seulement de l'économie, mais de la société en entier à leurs yeux. La dette des états se trouvant obérée des intérêts pour le capital privé qu'ils doivent emprunter, le mesures de protection sociales sont attaquées comme exorbitantes par les partis de droite (droite traditionnelle, et les différents partis pseudo "socialistes" ayant pris le tournant libéral, comme en France, ou le "New Labour" de Tony Blair).

Dans ce nouveau monde "globalisé", avec des marchés de capitaux très influents, des banques centrales qui croient qu'il faut à tout prix se protéger d'une inflation fantôme (qui était une anomalie historique dans les années 70 selon Blyth et n'avait à peu près aucune chance de se reproduire). Ce monde est entré en crise en 2008, mais le système n'a pas été reconfiguré. Les gouvernements ont simplement créé d'énormes quantités de liquidité avec le "Quantitative Easing" et ont recapitalisé —scandaleusement sans contrepartie — les banques qui avaient presque fait s'écrouler l'économie mondiale. Le système demeure très fragile, et maintenant les énormes dettes encourues par le secteur bancaire privé a été absorbé par les états, qui sont sanctionnés par les marchés financiers parce qu'ils sont désormais trop endetté (d'avoir éponger les conneries irresponsables de la banque et de l'assurance...)                                                                                                                                                                                                                                                      
L'ancien ministre des finances Yanis Varoufakis avait lui un autre point de vue: selon lui dans un premier temps (les Trente Glorieuses) les États-Unis cherchent à réinvestir leur surplus, ce qu'ils font avec le plan Marshall et d'autres initiatives de cette sorte pour différentes raisons (pour bloquer l'influence Soviétique, par mouvement de générosité authentique selon Emmanuel Todd, pour trouver des débouchés au capital Américain et des marchés pour leur production industrielle et culturelle...) Mais dans un deuxième temps, dans les années 70, il n'y a plus de surplus à réinvestir, alors le système doit changer du point de vue Américain. Nixon désindexe le dollar à l'or et les États-Unis, forts de leur monnaie globale, se mettent à consommer pour tout le monde, creusant d'énormes déficits commerciaux, sans jamais entamer la valeur du dollar, et en vendant d'énormes volumes de bonds du trésor américain, qui est perçu comme un bien de réserve sûr, que garantit la puissance américaine.

Je ne suis pas sûr d'avoir tout bien compris, mais il se passe des choses comme ça: on passe d'un régime de régulation après guerre, national, plutôt favorable au travailleurs dans les pays développés, à un autre régime, mondialisé et financiarisé, très favorable au capital et destructeur des états sociaux, et même dans une certaine mesure des états même, selon Alain Supiot, puisque nous semblons nous diriger vers une forme nouvelle de féodalité, avec des grandes inégalités et l'obligation de trouver de la protection non pas dans des institutions impersonnelles mais auprès de personnages démagogiques puissants.