Saturday, October 19, 2019

La Gouvernance par les nombres — Alain Supiot

Supiot, Alain — La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014). Paris: Fayard, 2015.

Le juriste Alain Supiot explique dans ce livre que les élites qui gouvernent les pays développés ont succombé à une curieuse idéologie scientiste ou pseudo-scientifique utilitariste à l'aune de laquelle elles prennent les décisions de politique publique désastreuses qui caractérisent les 40 dernières années d'ultralibéralisme débridé. Il appelle ça la "gouvernance par les nombres": l'idée qu'il faut absolument donner des valeurs chiffrées, quantitatives à tous les aspects de la vie sociale et économique, et "programmer" en quelque sort le "système" de la société pour qu'il en résulte des résultats attendus, eux aussi, bien entendu sujets à une évaluation chiffrée.

Selon lui cette idéologie est issue d'une part de l'univers cybernétique — la métaphore structurante de référence qu'on utilise pour parler de la société, ou du travail, ou de l'individu biologique lui-même cesse d'être la machine mécanique (dans le Taylorisme, l'ouvrier est une composante dans une machine à laquelle il est intégré), mais plutôt l'ordinateur, machine aussi, mais programmable et capable de rétroaction sur son propre fonctionnement— et d'autre part du Gosplan Soviétique, adaptation du Taylorisme "scientifique" non seulement à la production industrielle, mais à l'organisation centralisée de l'économie dans sa totalité.

Son argumentation est articulée autour de trois points:

1) Les nombres sont utilisés pour donner aux états, aux entreprises (aux bureaucraties publiques et privées) une prise "scientifique" sur le monde — cependant cette "prise" se révèle toujours illusoire parce que le monde social ne se réduit que de façon très malaisée et imparfaite à des modèles purement quantitatifs. Pourtant, on adopte ces modèles, on génère bien des chiffres — mais ceux-ci ne sont aux mieux que des approximations. Néanmoins, les dirigeants on vite fait de les fétichiser comme des valeurs absolues de vérité sur lesquelles ils reposent leurs choix. On exige des travailleurs qu'ils atteignent tel niveau précis de rendement, que les déficits publiques ne dépasse pas telle ou telle valeur — mais en faisant abstraction du réel pour se concentrer sur le modèle. Plus les choses avancent et plus le modèle s'éloigne de la réalité, tandis que les décideurs s'enferment toujours plus dans le modèle, à l'image des économistes néo-classiques. Pour les gens qui subissent les impératifs de rendement arbitraire, par exemple, les seules façon d'y faire face c'est la fraude ou alors la folie, la dépression... parce que le système ne tient pas compte de la réalité: ils sont dont forcés de "faire semblant" comme à la fin du système Soviétique.

Adam Curtis explique la même chose dans plusieurs de ses documentaires: Hypernomalization et Pandora's Box notamment. C'est aussi un de principaux thèmes de la série The Wire, où les policiers mis en scène sont sans cesse confrontés à la réalité de la vie aux marges de la société américaine et de la criminalité, et, contradictoirement, aux impératifs cosmétiques et arbitraires d'une hiérarchie uniquement préoccupée des apparences (chiffrées) de la lutte contre la criminalité, quelles que soient les conséquences humaines du gouffre entre les deux choses.

2) Suivant Pierre Legendre, Supiot explique que le problème des sociétés contemporaines est de ne plus connaître de norme hétéronome qui puisse organiser le jeux social: la Loi. Au contraire, tout est disposé sur le même plan — or, selon lui, pour bien fonctionner, la société ne peux pas se contenter d'un foisonnement réticulaire immanent, tel qu'envisagé par Deleuze et Guattari, par exemple, mais doit pouvoir asseoir ses valeurs et, plus concrètement, son droit, sur une sorte de donnée extérieure et intangible qui peut fonder ou justifier la légitimité de ses institutions. Dans un contexte social ou il n'existe que des relations entre des individus isolés qui contractent les uns avec les autres dans le vide, ce qui émerge, c'est nécessairement de la violence: celle des forts sur les faibles... En effet, le contrat lui-même pour avoir une force opératoire dépend d'une puissance normative surplombante qui puisse garantir a minima la confiance entre les parties.

(J'imagine que cette norme ou cette force hétéronome peut n'être pas transcendante — elle pourrait simplement le sembler, comme "la puissance de la multitude" de Spinoza, telle qu'elle est réinterprétée par Frédéric Lordon dans son livre Imperium, pour fonder efficacement un système social/de valeur.)

3) Le rêve cybernétique est celui de s'émanciper d'une telle force transcendante et hétéronome: il existerait simplement des individus, des atomes d'humanité, homo economicus, qui ne font société que dans la mesure où ils sont connectés en réseaux d'échanges (marchés...) utilitaristes — réseaux que l'on peut configurer, programmer non pas grâce à des lois, qui impliqueraient l'existence d'une politique, d'un plan explicitement orienté, mais plutôt à l'aide d'une "gouvernance" qui permet de faire "naturellement" émerger l'ordre le meilleur, l'équilibre. On peut de la sorte prétendre évacuer la politique et se bercer de l'illusion qu'on peut simplement s'en remettre à un système qui trouvera naturellement son équilibre optimum. Illusion authentique, vécue souvent sincèrement, sans cynisme, mais qui émerge d'autant plus facilement qu'elle favorise les intérêts du grand capital.

Ces développements ont lieu dans un contexte de délitement graduel du pouvoir de l'état, ou en tout cas d'un pôle unifié de souveraineté, qui subit la corrosion de la mondialisation et qui semble à Supiot mener à terme à une nouvelle forme de féodalité, dans laquelle les acteurs moins puissants doivent faire allégeance à plus puissants qu'eux dans un ordre où l'état ne garantit plus l'identité et les droits des individus. La souveraineté s'émiette. Le droit est vidé de sa force normative par le law shopping, comme les états de leur force d'action par l'évasion fiscale massive pratiquée par les multinationales et les ménages fortunés.

Ce que la gouvernance par les nombres permet aux élites d'évacuer c'est surtout la démocratie — car celle-ci a toujours le potentiel de pouvoir porter atteinte à la configuration présente du système de la vie en commun, et par là, à leur domination.


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