Gilles Deleuze et Felix Guatari — Qu'est-ce que la philosophie? Paris: Minuit, 1991/2005
(198) "Ce qui définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l'art, la science et la philosophie, c'est toujours affronter le chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut sauver l'infini en lui donnant de la consistance : elle trace un plan d'immanence, qui porte à l'infini des évènements ou concepts consistants, sous l'action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à l'infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées seulement indéfinies, qui définit chaque fois des états de choses, des fonctions ou propositions référentielles, sous l'action d'observateurs partiels. L'art veut créer du fini qui redonne l'infini : il trace un plan de composition, qui porte à son tour des monuments ou sensations composées, sous l'action de figures esthétiques."
(199) "Les deux tentative récentes pour rapprocher l'art de la philosophie sont l'art abstrait et l'art conceptuel ; mais elles ne substituent pas le concept à la sensation, elles créent des sensations et non des concepts. L'art abstrait cherche seulement à affiner la sensation, à la dématérialiser, en tendant un plan de composition architectonique où elle deviendrait un pur être spirituel, une matière radieuse pensante et pensée, non plus une sensation de mer ou d'arbre, mais une sensation du concept de mer ou du concept d'arbre. L'art conceptuel cherche une dématérialisation opposée, par généralisation, en instaurant un plan de composition suffisamment neutralisé (le catalogue qui réunit des œuvres non montrées, le sol recouvert par sa propre carte, les espaces désaffectés sans architecture, le plan "flatbed") pour que tout y prenne une valeur de sensation reproductible à l'infini : les choses, les images ou clichés, les propositions — une chose, sa photographie à la même échelle et dans le même lieu, sa définition tirée du dictionnaire. Il n'est pas sûr pourtant qu'on atteigne ainsi, dans ce dernier cas, la sensation ni le concept, parce que le plan de composition tend à se faire "informatif", et que la sensation dépend de la simple "opinion" d'un spectateur auquel il appartient éventuellement de "matérialiser" ou non, c'est-à-dire de décider si c'est de l'art ou pas. Tant de peine pour retrouver à l'infini les perceptions et affections ordinaires, et ramener le concept à une doxa du corps social ou de la grande métropole américaine."
No comments:
Post a Comment