Michel Foucault — L'Archéologie du savoir. Paris Gallimard, 1969.
Les objets ne nous sont pas donnés ; ils ne se révèlent pas à nous "tels qu'ils sont". Nous les saisissons par des discours — des pratiques spécifiques, déterminées par des conditions socio-historiques et culturelles données, dans le cadre d'institutions données, par des faisceaux de correspondances contingents — qui ont la fonction transcendentale de mettre en forme la réalité, de la découper selon des logiques qui nous donnent une certaine prise sur elle, dans une certaine mesure, à une certaine fin ; ce sont les discours qui nous permettent d'en faire quelque chose.
(p.66-67) "Les mots et les choses", c'est le titre — sérieux — d'un problème ; c'est le titre — ironique — du travail qui en modifie la forme, en déplace les données, et révèle, au bout du compte, une tout autre tâche. Tâche qui ne consiste pas — à ne plus — traiter les discours comme des ensembles de signes (d'éléments signifiants renvoyant à des contenus ou à des représentations) mais comme des pratiques qui forment systématiquement les objets dont ils parlent. Certes, les objets sont faits de signes ; mais ce qu'il font c'est plus que d'utiliser ces signes pour désigner des choses. C'est ce plus qui les rend irréductible à la langue et à la parole. C'est ce "plus" qu'il faut faire apparaître et qu'il faut décrire.
Thursday, December 26, 2019
Saturday, October 19, 2019
La Gouvernance par les nombres — Alain Supiot
Supiot, Alain — La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014). Paris: Fayard, 2015.
Le juriste Alain Supiot explique dans ce livre que les élites qui gouvernent les pays développés ont succombé à une curieuse idéologie scientiste ou pseudo-scientifique utilitariste à l'aune de laquelle elles prennent les décisions de politique publique désastreuses qui caractérisent les 40 dernières années d'ultralibéralisme débridé. Il appelle ça la "gouvernance par les nombres": l'idée qu'il faut absolument donner des valeurs chiffrées, quantitatives à tous les aspects de la vie sociale et économique, et "programmer" en quelque sort le "système" de la société pour qu'il en résulte des résultats attendus, eux aussi, bien entendu sujets à une évaluation chiffrée.
Selon lui cette idéologie est issue d'une part de l'univers cybernétique — la métaphore structurante de référence qu'on utilise pour parler de la société, ou du travail, ou de l'individu biologique lui-même cesse d'être la machine mécanique (dans le Taylorisme, l'ouvrier est une composante dans une machine à laquelle il est intégré), mais plutôt l'ordinateur, machine aussi, mais programmable et capable de rétroaction sur son propre fonctionnement— et d'autre part du Gosplan Soviétique, adaptation du Taylorisme "scientifique" non seulement à la production industrielle, mais à l'organisation centralisée de l'économie dans sa totalité.
Son argumentation est articulée autour de trois points:
1) Les nombres sont utilisés pour donner aux états, aux entreprises (aux bureaucraties publiques et privées) une prise "scientifique" sur le monde — cependant cette "prise" se révèle toujours illusoire parce que le monde social ne se réduit que de façon très malaisée et imparfaite à des modèles purement quantitatifs. Pourtant, on adopte ces modèles, on génère bien des chiffres — mais ceux-ci ne sont aux mieux que des approximations. Néanmoins, les dirigeants on vite fait de les fétichiser comme des valeurs absolues de vérité sur lesquelles ils reposent leurs choix. On exige des travailleurs qu'ils atteignent tel niveau précis de rendement, que les déficits publiques ne dépasse pas telle ou telle valeur — mais en faisant abstraction du réel pour se concentrer sur le modèle. Plus les choses avancent et plus le modèle s'éloigne de la réalité, tandis que les décideurs s'enferment toujours plus dans le modèle, à l'image des économistes néo-classiques. Pour les gens qui subissent les impératifs de rendement arbitraire, par exemple, les seules façon d'y faire face c'est la fraude ou alors la folie, la dépression... parce que le système ne tient pas compte de la réalité: ils sont dont forcés de "faire semblant" comme à la fin du système Soviétique.
Adam Curtis explique la même chose dans plusieurs de ses documentaires: Hypernomalization et Pandora's Box notamment. C'est aussi un de principaux thèmes de la série The Wire, où les policiers mis en scène sont sans cesse confrontés à la réalité de la vie aux marges de la société américaine et de la criminalité, et, contradictoirement, aux impératifs cosmétiques et arbitraires d'une hiérarchie uniquement préoccupée des apparences (chiffrées) de la lutte contre la criminalité, quelles que soient les conséquences humaines du gouffre entre les deux choses.
2) Suivant Pierre Legendre, Supiot explique que le problème des sociétés contemporaines est de ne plus connaître de norme hétéronome qui puisse organiser le jeux social: la Loi. Au contraire, tout est disposé sur le même plan — or, selon lui, pour bien fonctionner, la société ne peux pas se contenter d'un foisonnement réticulaire immanent, tel qu'envisagé par Deleuze et Guattari, par exemple, mais doit pouvoir asseoir ses valeurs et, plus concrètement, son droit, sur une sorte de donnée extérieure et intangible qui peut fonder ou justifier la légitimité de ses institutions. Dans un contexte social ou il n'existe que des relations entre des individus isolés qui contractent les uns avec les autres dans le vide, ce qui émerge, c'est nécessairement de la violence: celle des forts sur les faibles... En effet, le contrat lui-même pour avoir une force opératoire dépend d'une puissance normative surplombante qui puisse garantir a minima la confiance entre les parties.
(J'imagine que cette norme ou cette force hétéronome peut n'être pas transcendante — elle pourrait simplement le sembler, comme "la puissance de la multitude" de Spinoza, telle qu'elle est réinterprétée par Frédéric Lordon dans son livre Imperium, pour fonder efficacement un système social/de valeur.)
3) Le rêve cybernétique est celui de s'émanciper d'une telle force transcendante et hétéronome: il existerait simplement des individus, des atomes d'humanité, homo economicus, qui ne font société que dans la mesure où ils sont connectés en réseaux d'échanges (marchés...) utilitaristes — réseaux que l'on peut configurer, programmer non pas grâce à des lois, qui impliqueraient l'existence d'une politique, d'un plan explicitement orienté, mais plutôt à l'aide d'une "gouvernance" qui permet de faire "naturellement" émerger l'ordre le meilleur, l'équilibre. On peut de la sorte prétendre évacuer la politique et se bercer de l'illusion qu'on peut simplement s'en remettre à un système qui trouvera naturellement son équilibre optimum. Illusion authentique, vécue souvent sincèrement, sans cynisme, mais qui émerge d'autant plus facilement qu'elle favorise les intérêts du grand capital.
Ces développements ont lieu dans un contexte de délitement graduel du pouvoir de l'état, ou en tout cas d'un pôle unifié de souveraineté, qui subit la corrosion de la mondialisation et qui semble à Supiot mener à terme à une nouvelle forme de féodalité, dans laquelle les acteurs moins puissants doivent faire allégeance à plus puissants qu'eux dans un ordre où l'état ne garantit plus l'identité et les droits des individus. La souveraineté s'émiette. Le droit est vidé de sa force normative par le law shopping, comme les états de leur force d'action par l'évasion fiscale massive pratiquée par les multinationales et les ménages fortunés.
Ce que la gouvernance par les nombres permet aux élites d'évacuer c'est surtout la démocratie — car celle-ci a toujours le potentiel de pouvoir porter atteinte à la configuration présente du système de la vie en commun, et par là, à leur domination.
Le juriste Alain Supiot explique dans ce livre que les élites qui gouvernent les pays développés ont succombé à une curieuse idéologie scientiste ou pseudo-scientifique utilitariste à l'aune de laquelle elles prennent les décisions de politique publique désastreuses qui caractérisent les 40 dernières années d'ultralibéralisme débridé. Il appelle ça la "gouvernance par les nombres": l'idée qu'il faut absolument donner des valeurs chiffrées, quantitatives à tous les aspects de la vie sociale et économique, et "programmer" en quelque sort le "système" de la société pour qu'il en résulte des résultats attendus, eux aussi, bien entendu sujets à une évaluation chiffrée.
Selon lui cette idéologie est issue d'une part de l'univers cybernétique — la métaphore structurante de référence qu'on utilise pour parler de la société, ou du travail, ou de l'individu biologique lui-même cesse d'être la machine mécanique (dans le Taylorisme, l'ouvrier est une composante dans une machine à laquelle il est intégré), mais plutôt l'ordinateur, machine aussi, mais programmable et capable de rétroaction sur son propre fonctionnement— et d'autre part du Gosplan Soviétique, adaptation du Taylorisme "scientifique" non seulement à la production industrielle, mais à l'organisation centralisée de l'économie dans sa totalité.
Son argumentation est articulée autour de trois points:
1) Les nombres sont utilisés pour donner aux états, aux entreprises (aux bureaucraties publiques et privées) une prise "scientifique" sur le monde — cependant cette "prise" se révèle toujours illusoire parce que le monde social ne se réduit que de façon très malaisée et imparfaite à des modèles purement quantitatifs. Pourtant, on adopte ces modèles, on génère bien des chiffres — mais ceux-ci ne sont aux mieux que des approximations. Néanmoins, les dirigeants on vite fait de les fétichiser comme des valeurs absolues de vérité sur lesquelles ils reposent leurs choix. On exige des travailleurs qu'ils atteignent tel niveau précis de rendement, que les déficits publiques ne dépasse pas telle ou telle valeur — mais en faisant abstraction du réel pour se concentrer sur le modèle. Plus les choses avancent et plus le modèle s'éloigne de la réalité, tandis que les décideurs s'enferment toujours plus dans le modèle, à l'image des économistes néo-classiques. Pour les gens qui subissent les impératifs de rendement arbitraire, par exemple, les seules façon d'y faire face c'est la fraude ou alors la folie, la dépression... parce que le système ne tient pas compte de la réalité: ils sont dont forcés de "faire semblant" comme à la fin du système Soviétique.
Adam Curtis explique la même chose dans plusieurs de ses documentaires: Hypernomalization et Pandora's Box notamment. C'est aussi un de principaux thèmes de la série The Wire, où les policiers mis en scène sont sans cesse confrontés à la réalité de la vie aux marges de la société américaine et de la criminalité, et, contradictoirement, aux impératifs cosmétiques et arbitraires d'une hiérarchie uniquement préoccupée des apparences (chiffrées) de la lutte contre la criminalité, quelles que soient les conséquences humaines du gouffre entre les deux choses.
2) Suivant Pierre Legendre, Supiot explique que le problème des sociétés contemporaines est de ne plus connaître de norme hétéronome qui puisse organiser le jeux social: la Loi. Au contraire, tout est disposé sur le même plan — or, selon lui, pour bien fonctionner, la société ne peux pas se contenter d'un foisonnement réticulaire immanent, tel qu'envisagé par Deleuze et Guattari, par exemple, mais doit pouvoir asseoir ses valeurs et, plus concrètement, son droit, sur une sorte de donnée extérieure et intangible qui peut fonder ou justifier la légitimité de ses institutions. Dans un contexte social ou il n'existe que des relations entre des individus isolés qui contractent les uns avec les autres dans le vide, ce qui émerge, c'est nécessairement de la violence: celle des forts sur les faibles... En effet, le contrat lui-même pour avoir une force opératoire dépend d'une puissance normative surplombante qui puisse garantir a minima la confiance entre les parties.
(J'imagine que cette norme ou cette force hétéronome peut n'être pas transcendante — elle pourrait simplement le sembler, comme "la puissance de la multitude" de Spinoza, telle qu'elle est réinterprétée par Frédéric Lordon dans son livre Imperium, pour fonder efficacement un système social/de valeur.)
3) Le rêve cybernétique est celui de s'émanciper d'une telle force transcendante et hétéronome: il existerait simplement des individus, des atomes d'humanité, homo economicus, qui ne font société que dans la mesure où ils sont connectés en réseaux d'échanges (marchés...) utilitaristes — réseaux que l'on peut configurer, programmer non pas grâce à des lois, qui impliqueraient l'existence d'une politique, d'un plan explicitement orienté, mais plutôt à l'aide d'une "gouvernance" qui permet de faire "naturellement" émerger l'ordre le meilleur, l'équilibre. On peut de la sorte prétendre évacuer la politique et se bercer de l'illusion qu'on peut simplement s'en remettre à un système qui trouvera naturellement son équilibre optimum. Illusion authentique, vécue souvent sincèrement, sans cynisme, mais qui émerge d'autant plus facilement qu'elle favorise les intérêts du grand capital.
Ces développements ont lieu dans un contexte de délitement graduel du pouvoir de l'état, ou en tout cas d'un pôle unifié de souveraineté, qui subit la corrosion de la mondialisation et qui semble à Supiot mener à terme à une nouvelle forme de féodalité, dans laquelle les acteurs moins puissants doivent faire allégeance à plus puissants qu'eux dans un ordre où l'état ne garantit plus l'identité et les droits des individus. La souveraineté s'émiette. Le droit est vidé de sa force normative par le law shopping, comme les états de leur force d'action par l'évasion fiscale massive pratiquée par les multinationales et les ménages fortunés.
Ce que la gouvernance par les nombres permet aux élites d'évacuer c'est surtout la démocratie — car celle-ci a toujours le potentiel de pouvoir porter atteinte à la configuration présente du système de la vie en commun, et par là, à leur domination.
Thursday, September 5, 2019
De La société comme texte — Pierre Legendre
Pierre Legendre — De La société comme texte. Linéaments d'une anthropologie dogmatique. Paris: Fayard, 2001.
(155) "[...] ce qui surgit entre ladite interaction artiste /oeuvre d'art, c'est l'insu de l'artiste porte-parole de notre insu à tous, qui fait, sous cette condition inévacuable, le prix subjectif et social de l'oeuvre d'art. Ne pas discerner dans 'l'idée' cette part d'insu, inséparable de la logique de la représentation, est équivalent de croire que la terre est plate! L'humain serait donc sans relief, un être non divisé ; nous n'aurions pas affaire, dans l'art, à la problématique ternaire, qui investit l'artiste d'une fonction d'interprète, médiatrice entre l'inconscient, creuset délirant de la Raison, et l'appropriation langagière de la réalité. Tout questionnement qui fait l'économie de cette dimension tombe dans l'impasse positiviste."
(155) "[...] ce qui surgit entre ladite interaction artiste /oeuvre d'art, c'est l'insu de l'artiste porte-parole de notre insu à tous, qui fait, sous cette condition inévacuable, le prix subjectif et social de l'oeuvre d'art. Ne pas discerner dans 'l'idée' cette part d'insu, inséparable de la logique de la représentation, est équivalent de croire que la terre est plate! L'humain serait donc sans relief, un être non divisé ; nous n'aurions pas affaire, dans l'art, à la problématique ternaire, qui investit l'artiste d'une fonction d'interprète, médiatrice entre l'inconscient, creuset délirant de la Raison, et l'appropriation langagière de la réalité. Tout questionnement qui fait l'économie de cette dimension tombe dans l'impasse positiviste."
Tuesday, August 27, 2019
Évolution de la conjoncture économique depuis la Deuxième guerre mondiale
Qu'est-ce qui a fait l'essor économique des Trente Glorieuses ? Selon l'économiste Gael Giraud, les gains de productivité enregistrés à cette époque sont dus pour les 2/3 à l'utilisation du pétrole qui se généralise dans l'industrie et les transports, et pour 1/3 au progrès technologique. Un tel essor ne peut donc plus se reproduire parce qu'il dépendait d'une utilisation immodérée de cette ressource, dont on réalise qu'elle commence à s'épuiser dès la fin des années soixante (le pétrole américain touche son pic, ce qui a des répercussions globales puisque les États-Unis sont le "moteur" de l'économie mondiale).
Par ailleurs, en Europe de l'ouest, en Amérique du nord et au Japon, le développement économique peut efficacement être stimulé par les états, qui peuvent par ailleurs dépenser beaucoup pour assurer un environnement favorable à la vie de la population et au relatif bien-être des travailleurs parce qu'ils peuvent se financer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les déficits se creusent donc très peu malgré les dépenses, car il n'y a pas d'intérêts à rembourser dans le service de cette dette, et qu'une inflation relativement contrôlée allège aussi la dette à terme.
Le pétrole joue un double rôle, selon lui: d'une part il enraye la capacité qu'avaient les ouvriers à la période de l'industrie basée exclusivement sur le charbon d'exercer un chantage efficace pour faire respecter leurs intérêts par le patronat (on pouvait bloquer une mine de charbon et localement stopper la production et le transport), tandis qu'avec le pétrole c'est impossible, parce qu'il est facilement transportable et qu'il est plus productif en énergie que le charbon donc permet des choses comme le pont aérien avec Berlin Ouest. Cette situation cause un affaiblissement des syndicats, ou en tout cas de la capacité d'action collective efficace des travailleurs face au capital. Mais par ailleurs, le pétrole permet la consommation de masse: les patrons suivant les pratiques de Henry Ford, et payant des salaires relativement élevés par calcul, parce qu'ils permettent à leurs employés d'acheter les fruit de la production, et trouvent ainsi un important débouché pour leurs produits.
Ça fonctionne parce que les économies ont un cadre national et que la production est surtout destinée au marché intérieur (sauf peut-être au Japon?). Les travailleurs sont donc aussi les clients potentiels de l'industrie nationale. Les marchés financiers comptent peu, les échanges obéissent à différents régimes plus ou moins protectionnistes pour protéger les industries nationales des vents de la compétition internationale.
Selon le politiste et économiste Mark Blyth, les gouvernements d'alors visent le plein emploi et réussissent trop bien — parce qu'avec le plein emploi sur une période de 30 ans, les salaires augmentent mécaniquement (il n'y a pas assez de travailleurs pour pouvoir tous les emplois, et donc ils peuvent exiger des hausses de salaire, ce qui cause aussi à terme de l'inflation: les prix augmentent, puis les salaires, puis les prix...) Éventuellement les investissement ne sont plus rentables pour les capitalistes, qui doivent rogner de plus en plus sur les profits. Le capital se met donc éventuellement en grève au début des années 1970. Ou plutôt, il amorce un virage, une contre-attaque idéologique pour reprendre le dessus.
C'est dans ce contexte que débute le mouvement de dérégulation des marchés (financiers et de marchandises): les bateaux conteneurs et les avions à propulsion permettent d'internationaliser la production: d'utiliser les travailleurs très peu couteux de pays pauvres ou "émergents" et de trouver des débouchés internationaux pour la production dans un capitalisme de plus en plus mondialisé.
Les États-Unis, économie hégémonique, comme le Royaume-Uni de la seconde moitié du 19ème siècle, abandonne le protectionnisme et se lance dans le libre-échange, encourageant le reste du monde à s'y engager aussi (ce qui est toujours au bénéfice de l'économie dominante, bien sûr...) Le travail devient donc un pur coût pour les entreprises, puisque les travailleurs nationaux ne sont plus le débouché d'une production qui vise de plus en plus l'exportation (Japon, Allemagne, puis Corée, Chine, etc...) Et qu'il est possible de massivement délocaliser la production vers les pays de bas coût salarial. Cependant, à terme, cette configuration mène inéluctablement à une insuffisance de la demande mondiale, puisque partout les salaires sont tirés vers le bas et que le crédit ne peut pallier à ce manque à gagner qu'un certain temps avant que l'endettement des ménages ne devienne excessif. (Comme c'est le cas par exemple aux États Unis, où le salaire réel stagne depuis les années 70, mais où les ménages vivent de plus en plus à crédit depuis les années 80.)
Cette nouvelle situation était justifiée par le discours néo-libéral dominant politiquement à partir de la fin des années 1970 avec Reagan et Thatcher comme figures tutélaires.
Dans ce nouveau monde, une de premières mesures que prennent les gouvernements au début des années 1970, c'est de rendre difficile, puis impossible pour les gouvernements de se refinancer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les gouvernements occidentaux singent les dispositions imposés aux Allemands à la fin de la guerre, qui les forçait à avoir une banque centrale indépendante du pouvoir politique (parce que les alliés, ne croyant pas à la démocratie allemande, voulaient empêcher que les Allemands puissent financer des projets militaires...). Les Allemands avaient cependant réussi en quelques décennies à rebâtir leur économie, et les élites occidentales pensaient que ça pouvait être dû à leur mode de régulation monétaire (ce qui n'est pas le cas, l'efficacité industrielle Allemande serait plutôt due, selon l'historien Emmanuel Todd, aux reliquats anthropologiques profonds de la société paysanne traditionnelle allemande, avec sa famille souche, autoritaire et inégalitaire et une population très éduquée...).
Les élites au pouvoir, soit par collusion avec les forces du capital et/ou par simple incompétence et effet de mode forcent donc les gouvernements de se financer à grand frais sur les marchés financiers nouvellement dérégulés. Ça fait la joie des capitalistes, qui peuvent se constituer d'importantes rentes avec les intérêts sur ces prêts, par ailleurs le secteur bancaire croît hors de toute mesure. Les profits sur les marchés financiers et le secteur de la banque, de l'immobilier et de l'assurance prennent alors une importance croissante, car les profits qu'ils peuvent générer dépasse de beaucoup le rendement du capital industriel (cf. Michael Hudson). Les gouvernements deviennent très vulnérables aux fluctuations et aux attaques spéculatives des marchés, et les politiques peuvent de moins en moins piloter l'économie, même s'ils le voulaient, ce qu'il n'est pas le cas, car la plupart communient dans la nouvelle foi hégémonique en l'efficience du marché. Les marchés de capitaux deviennent d'immenses casinos qui aspirent le capital dans des bulles spéculatives et ne permettent pas aux entreprises de se pourvoir en capital (c'est même plutôt le contraire, la bourse siphonne le capital et compromet les projets industriels à cause de la contrainte actionnariale, qui exige des profits toujours plus importants, mettant en danger des entreprises rentables pour extraire à court terme des grosses plus-values...)
Les économistes, les administrateurs, et les capitalistes voient des marchés partout — cette forme, et celle, dévoyée du contrat (Alain Supiot) étant les deux principes organisateurs non seulement de l'économie, mais de la société en entier à leurs yeux. La dette des états se trouvant obérée des intérêts pour le capital privé qu'ils doivent emprunter, le mesures de protection sociales sont attaquées comme exorbitantes par les partis de droite (droite traditionnelle, et les différents partis pseudo "socialistes" ayant pris le tournant libéral, comme en France, ou le "New Labour" de Tony Blair).
Dans ce nouveau monde "globalisé", avec des marchés de capitaux très influents, des banques centrales qui croient qu'il faut à tout prix se protéger d'une inflation fantôme (qui était une anomalie historique dans les années 70 selon Blyth et n'avait à peu près aucune chance de se reproduire). Ce monde est entré en crise en 2008, mais le système n'a pas été reconfiguré. Les gouvernements ont simplement créé d'énormes quantités de liquidité avec le "Quantitative Easing" et ont recapitalisé —scandaleusement sans contrepartie — les banques qui avaient presque fait s'écrouler l'économie mondiale. Le système demeure très fragile, et maintenant les énormes dettes encourues par le secteur bancaire privé a été absorbé par les états, qui sont sanctionnés par les marchés financiers parce qu'ils sont désormais trop endetté (d'avoir éponger les conneries irresponsables de la banque et de l'assurance...)
L'ancien ministre des finances Yanis Varoufakis avait lui un autre point de vue: selon lui dans un premier temps (les Trente Glorieuses) les États-Unis cherchent à réinvestir leur surplus, ce qu'ils font avec le plan Marshall et d'autres initiatives de cette sorte pour différentes raisons (pour bloquer l'influence Soviétique, par mouvement de générosité authentique selon Emmanuel Todd, pour trouver des débouchés au capital Américain et des marchés pour leur production industrielle et culturelle...) Mais dans un deuxième temps, dans les années 70, il n'y a plus de surplus à réinvestir, alors le système doit changer du point de vue Américain. Nixon désindexe le dollar à l'or et les États-Unis, forts de leur monnaie globale, se mettent à consommer pour tout le monde, creusant d'énormes déficits commerciaux, sans jamais entamer la valeur du dollar, et en vendant d'énormes volumes de bonds du trésor américain, qui est perçu comme un bien de réserve sûr, que garantit la puissance américaine.
Je ne suis pas sûr d'avoir tout bien compris, mais il se passe des choses comme ça: on passe d'un régime de régulation après guerre, national, plutôt favorable au travailleurs dans les pays développés, à un autre régime, mondialisé et financiarisé, très favorable au capital et destructeur des états sociaux, et même dans une certaine mesure des états même, selon Alain Supiot, puisque nous semblons nous diriger vers une forme nouvelle de féodalité, avec des grandes inégalités et l'obligation de trouver de la protection non pas dans des institutions impersonnelles mais auprès de personnages démagogiques puissants.
Par ailleurs, en Europe de l'ouest, en Amérique du nord et au Japon, le développement économique peut efficacement être stimulé par les états, qui peuvent par ailleurs dépenser beaucoup pour assurer un environnement favorable à la vie de la population et au relatif bien-être des travailleurs parce qu'ils peuvent se financer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les déficits se creusent donc très peu malgré les dépenses, car il n'y a pas d'intérêts à rembourser dans le service de cette dette, et qu'une inflation relativement contrôlée allège aussi la dette à terme.
Le pétrole joue un double rôle, selon lui: d'une part il enraye la capacité qu'avaient les ouvriers à la période de l'industrie basée exclusivement sur le charbon d'exercer un chantage efficace pour faire respecter leurs intérêts par le patronat (on pouvait bloquer une mine de charbon et localement stopper la production et le transport), tandis qu'avec le pétrole c'est impossible, parce qu'il est facilement transportable et qu'il est plus productif en énergie que le charbon donc permet des choses comme le pont aérien avec Berlin Ouest. Cette situation cause un affaiblissement des syndicats, ou en tout cas de la capacité d'action collective efficace des travailleurs face au capital. Mais par ailleurs, le pétrole permet la consommation de masse: les patrons suivant les pratiques de Henry Ford, et payant des salaires relativement élevés par calcul, parce qu'ils permettent à leurs employés d'acheter les fruit de la production, et trouvent ainsi un important débouché pour leurs produits.
Ça fonctionne parce que les économies ont un cadre national et que la production est surtout destinée au marché intérieur (sauf peut-être au Japon?). Les travailleurs sont donc aussi les clients potentiels de l'industrie nationale. Les marchés financiers comptent peu, les échanges obéissent à différents régimes plus ou moins protectionnistes pour protéger les industries nationales des vents de la compétition internationale.
Selon le politiste et économiste Mark Blyth, les gouvernements d'alors visent le plein emploi et réussissent trop bien — parce qu'avec le plein emploi sur une période de 30 ans, les salaires augmentent mécaniquement (il n'y a pas assez de travailleurs pour pouvoir tous les emplois, et donc ils peuvent exiger des hausses de salaire, ce qui cause aussi à terme de l'inflation: les prix augmentent, puis les salaires, puis les prix...) Éventuellement les investissement ne sont plus rentables pour les capitalistes, qui doivent rogner de plus en plus sur les profits. Le capital se met donc éventuellement en grève au début des années 1970. Ou plutôt, il amorce un virage, une contre-attaque idéologique pour reprendre le dessus.
C'est dans ce contexte que débute le mouvement de dérégulation des marchés (financiers et de marchandises): les bateaux conteneurs et les avions à propulsion permettent d'internationaliser la production: d'utiliser les travailleurs très peu couteux de pays pauvres ou "émergents" et de trouver des débouchés internationaux pour la production dans un capitalisme de plus en plus mondialisé.
Les États-Unis, économie hégémonique, comme le Royaume-Uni de la seconde moitié du 19ème siècle, abandonne le protectionnisme et se lance dans le libre-échange, encourageant le reste du monde à s'y engager aussi (ce qui est toujours au bénéfice de l'économie dominante, bien sûr...) Le travail devient donc un pur coût pour les entreprises, puisque les travailleurs nationaux ne sont plus le débouché d'une production qui vise de plus en plus l'exportation (Japon, Allemagne, puis Corée, Chine, etc...) Et qu'il est possible de massivement délocaliser la production vers les pays de bas coût salarial. Cependant, à terme, cette configuration mène inéluctablement à une insuffisance de la demande mondiale, puisque partout les salaires sont tirés vers le bas et que le crédit ne peut pallier à ce manque à gagner qu'un certain temps avant que l'endettement des ménages ne devienne excessif. (Comme c'est le cas par exemple aux États Unis, où le salaire réel stagne depuis les années 70, mais où les ménages vivent de plus en plus à crédit depuis les années 80.)
Cette nouvelle situation était justifiée par le discours néo-libéral dominant politiquement à partir de la fin des années 1970 avec Reagan et Thatcher comme figures tutélaires.
Dans ce nouveau monde, une de premières mesures que prennent les gouvernements au début des années 1970, c'est de rendre difficile, puis impossible pour les gouvernements de se refinancer à taux nul auprès de leur banque centrale. Les gouvernements occidentaux singent les dispositions imposés aux Allemands à la fin de la guerre, qui les forçait à avoir une banque centrale indépendante du pouvoir politique (parce que les alliés, ne croyant pas à la démocratie allemande, voulaient empêcher que les Allemands puissent financer des projets militaires...). Les Allemands avaient cependant réussi en quelques décennies à rebâtir leur économie, et les élites occidentales pensaient que ça pouvait être dû à leur mode de régulation monétaire (ce qui n'est pas le cas, l'efficacité industrielle Allemande serait plutôt due, selon l'historien Emmanuel Todd, aux reliquats anthropologiques profonds de la société paysanne traditionnelle allemande, avec sa famille souche, autoritaire et inégalitaire et une population très éduquée...).
Les élites au pouvoir, soit par collusion avec les forces du capital et/ou par simple incompétence et effet de mode forcent donc les gouvernements de se financer à grand frais sur les marchés financiers nouvellement dérégulés. Ça fait la joie des capitalistes, qui peuvent se constituer d'importantes rentes avec les intérêts sur ces prêts, par ailleurs le secteur bancaire croît hors de toute mesure. Les profits sur les marchés financiers et le secteur de la banque, de l'immobilier et de l'assurance prennent alors une importance croissante, car les profits qu'ils peuvent générer dépasse de beaucoup le rendement du capital industriel (cf. Michael Hudson). Les gouvernements deviennent très vulnérables aux fluctuations et aux attaques spéculatives des marchés, et les politiques peuvent de moins en moins piloter l'économie, même s'ils le voulaient, ce qu'il n'est pas le cas, car la plupart communient dans la nouvelle foi hégémonique en l'efficience du marché. Les marchés de capitaux deviennent d'immenses casinos qui aspirent le capital dans des bulles spéculatives et ne permettent pas aux entreprises de se pourvoir en capital (c'est même plutôt le contraire, la bourse siphonne le capital et compromet les projets industriels à cause de la contrainte actionnariale, qui exige des profits toujours plus importants, mettant en danger des entreprises rentables pour extraire à court terme des grosses plus-values...)
Les économistes, les administrateurs, et les capitalistes voient des marchés partout — cette forme, et celle, dévoyée du contrat (Alain Supiot) étant les deux principes organisateurs non seulement de l'économie, mais de la société en entier à leurs yeux. La dette des états se trouvant obérée des intérêts pour le capital privé qu'ils doivent emprunter, le mesures de protection sociales sont attaquées comme exorbitantes par les partis de droite (droite traditionnelle, et les différents partis pseudo "socialistes" ayant pris le tournant libéral, comme en France, ou le "New Labour" de Tony Blair).
Dans ce nouveau monde "globalisé", avec des marchés de capitaux très influents, des banques centrales qui croient qu'il faut à tout prix se protéger d'une inflation fantôme (qui était une anomalie historique dans les années 70 selon Blyth et n'avait à peu près aucune chance de se reproduire). Ce monde est entré en crise en 2008, mais le système n'a pas été reconfiguré. Les gouvernements ont simplement créé d'énormes quantités de liquidité avec le "Quantitative Easing" et ont recapitalisé —scandaleusement sans contrepartie — les banques qui avaient presque fait s'écrouler l'économie mondiale. Le système demeure très fragile, et maintenant les énormes dettes encourues par le secteur bancaire privé a été absorbé par les états, qui sont sanctionnés par les marchés financiers parce qu'ils sont désormais trop endetté (d'avoir éponger les conneries irresponsables de la banque et de l'assurance...)
L'ancien ministre des finances Yanis Varoufakis avait lui un autre point de vue: selon lui dans un premier temps (les Trente Glorieuses) les États-Unis cherchent à réinvestir leur surplus, ce qu'ils font avec le plan Marshall et d'autres initiatives de cette sorte pour différentes raisons (pour bloquer l'influence Soviétique, par mouvement de générosité authentique selon Emmanuel Todd, pour trouver des débouchés au capital Américain et des marchés pour leur production industrielle et culturelle...) Mais dans un deuxième temps, dans les années 70, il n'y a plus de surplus à réinvestir, alors le système doit changer du point de vue Américain. Nixon désindexe le dollar à l'or et les États-Unis, forts de leur monnaie globale, se mettent à consommer pour tout le monde, creusant d'énormes déficits commerciaux, sans jamais entamer la valeur du dollar, et en vendant d'énormes volumes de bonds du trésor américain, qui est perçu comme un bien de réserve sûr, que garantit la puissance américaine.
Je ne suis pas sûr d'avoir tout bien compris, mais il se passe des choses comme ça: on passe d'un régime de régulation après guerre, national, plutôt favorable au travailleurs dans les pays développés, à un autre régime, mondialisé et financiarisé, très favorable au capital et destructeur des états sociaux, et même dans une certaine mesure des états même, selon Alain Supiot, puisque nous semblons nous diriger vers une forme nouvelle de féodalité, avec des grandes inégalités et l'obligation de trouver de la protection non pas dans des institutions impersonnelles mais auprès de personnages démagogiques puissants.
Tuesday, August 20, 2019
Paul Veyne — Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?
Paul Veyne — Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris: Seuil, 1983.
Paul Veyne fait toujours la même chose dans ses livres: il "traduit" la pensée Gréco-Romaine pour nous, ses contemporains; avec une science encyclopédique, avec beaucoup d'humour, il nous montre que les mots veulent dire des choses différentes pour les Grecs et les Romains que pour nous, même si ce sont les même mots. Et en nous traduisant ainsi ce qu'ils disent, il nous montre que nos mots à nous, nos catégories sont, tout comme celles des anciens, largement arbitraires — des phénomènes culturels, dépendant de représentations appartenant à une société donnée, à une époque historique donnée, et non des faits de nature, des essences intemporelles. Il y a des régimes de vérités qui sont différents d'une époque à l'autre, mais aussi dans une même époque et à l'intérieur d'une même culture, d'une situation à l'autre, à l'intérieur d'un même individu: dans certains cas, on suit la tradition, parce que c'est elle qui fait autorité, dans d'autres cas on se fie au "bon sens", dans d'autres encore on se fie à des procédures formelles d'inférence "logiques" ou "scientifiques", etc, souvent sans se douter que nous passons d'un régime à l'autre sans cesse dans le quotidien. L'impression de cohérence du monde que nous pouvons avoir est pour Veyne une sorte d'illusion, ou en tout cas un échafaudage fait de bric et de broc, branlant mais fonctionnel: c'est à dire qu'il sert à naviguer dans la vie pas trop mal, mais qui en aucun cas ne donnerait accès à quelque chose comme "la vérité", qu'il qualifie "d'idéologie". C'est donc une sorte de scepticisme savant, qui peut illustrer ce qui est une sans doute pour lui plus une attitude spontanée, viscérale face à la vie qu'une posture philosophique adoptée délibérément, par une grande diversité d'exemples curieux, tirés de sa familiarité profonde avec le monde Gréco-Romain. Comme Nietzsche, il constate que les valeurs ne valent pas absolument, mais qu'on peut procéder à une généalogie (ou une archéologie, pour dire comme son grand ami Michel Foucault) pour voir un peut d'où elles sortent, comment elles se sont constituées — ce qui est intéressant, faute de pouvoir nous rassurer sur l'assise de notre point de vue particulier du moment (il est toujours assis sur du vide, et son échafaudage surplombant tant bien que mal l'abime toujours contingent, socialement, historiquement déterminé). Les Marxistes disent des bêtises parce qu'ils croient qu'il y a des "lois de l'histoire"; les philosophes disent des bêtises parce qu'ils raisonnent dans les airs, élucubrant une ontologie purement scolastique parce que se voulant détachée des péripeties de l'histoire, ou le plus souvent, n'ayant même pas conscience de ce cadre déterminant dans lequel se déploient leurs énoncés. Ces énoncés ne sont pas "faux" selon Veyne, mais simplement creux. Il n'y a toujours que des réalités humaines et jamais des idées indépendantes, un "ciel des idées" doté d'une force propre; mais en même temps, ce qui est intéressant dans l'histoire, ce n'est pas d'amasser "des faits" en vrac, sous prétexte d'empirisme, mais d'avoir des idées — de voir comment, d'inventer comment ces faits peuvent être constitués, identifiés, et agencés les uns par rapport aux autres dans des cohérences diverses, dans des constructions conceptuelles illuminantes, dont on oublie jamais pour autant la contingence et la fragilité.
Paul Veyne fait toujours la même chose dans ses livres: il "traduit" la pensée Gréco-Romaine pour nous, ses contemporains; avec une science encyclopédique, avec beaucoup d'humour, il nous montre que les mots veulent dire des choses différentes pour les Grecs et les Romains que pour nous, même si ce sont les même mots. Et en nous traduisant ainsi ce qu'ils disent, il nous montre que nos mots à nous, nos catégories sont, tout comme celles des anciens, largement arbitraires — des phénomènes culturels, dépendant de représentations appartenant à une société donnée, à une époque historique donnée, et non des faits de nature, des essences intemporelles. Il y a des régimes de vérités qui sont différents d'une époque à l'autre, mais aussi dans une même époque et à l'intérieur d'une même culture, d'une situation à l'autre, à l'intérieur d'un même individu: dans certains cas, on suit la tradition, parce que c'est elle qui fait autorité, dans d'autres cas on se fie au "bon sens", dans d'autres encore on se fie à des procédures formelles d'inférence "logiques" ou "scientifiques", etc, souvent sans se douter que nous passons d'un régime à l'autre sans cesse dans le quotidien. L'impression de cohérence du monde que nous pouvons avoir est pour Veyne une sorte d'illusion, ou en tout cas un échafaudage fait de bric et de broc, branlant mais fonctionnel: c'est à dire qu'il sert à naviguer dans la vie pas trop mal, mais qui en aucun cas ne donnerait accès à quelque chose comme "la vérité", qu'il qualifie "d'idéologie". C'est donc une sorte de scepticisme savant, qui peut illustrer ce qui est une sans doute pour lui plus une attitude spontanée, viscérale face à la vie qu'une posture philosophique adoptée délibérément, par une grande diversité d'exemples curieux, tirés de sa familiarité profonde avec le monde Gréco-Romain. Comme Nietzsche, il constate que les valeurs ne valent pas absolument, mais qu'on peut procéder à une généalogie (ou une archéologie, pour dire comme son grand ami Michel Foucault) pour voir un peut d'où elles sortent, comment elles se sont constituées — ce qui est intéressant, faute de pouvoir nous rassurer sur l'assise de notre point de vue particulier du moment (il est toujours assis sur du vide, et son échafaudage surplombant tant bien que mal l'abime toujours contingent, socialement, historiquement déterminé). Les Marxistes disent des bêtises parce qu'ils croient qu'il y a des "lois de l'histoire"; les philosophes disent des bêtises parce qu'ils raisonnent dans les airs, élucubrant une ontologie purement scolastique parce que se voulant détachée des péripeties de l'histoire, ou le plus souvent, n'ayant même pas conscience de ce cadre déterminant dans lequel se déploient leurs énoncés. Ces énoncés ne sont pas "faux" selon Veyne, mais simplement creux. Il n'y a toujours que des réalités humaines et jamais des idées indépendantes, un "ciel des idées" doté d'une force propre; mais en même temps, ce qui est intéressant dans l'histoire, ce n'est pas d'amasser "des faits" en vrac, sous prétexte d'empirisme, mais d'avoir des idées — de voir comment, d'inventer comment ces faits peuvent être constitués, identifiés, et agencés les uns par rapport aux autres dans des cohérences diverses, dans des constructions conceptuelles illuminantes, dont on oublie jamais pour autant la contingence et la fragilité.
Thursday, August 15, 2019
Alain Supiot — Homo Juridicus
Alain Supiot — Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005
Je cite https://www.uliege.be/cms/c_10803822/fr/alain-supiot :
"Son ouvrage le plus abouti en la matière (Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Seuil, 2005) s’inscrit dans le sillage de Pierre Legendre et tente de redonner ses lettres de noblesse à l’expression « dogmatique juridique ». Campant fermement sur une conception jusnaturaliste, Alain Supiot insiste sur la dimension instituante du droit, porteur de sens et seul capable, dans la pensée occidentale, de lier les dimensions biologique et symbolique constitutives de l’être humain. Le droit ne peut dès lors être réduit aux lois de la biologie ou de l’économie. Raison ou Référence transcendante, qui surplombe les sociétés humaines, le droit synthétise les croyances et valeurs qui structurent ces dernières et sans lesquelles elles seraient vouées à l’anomie, voire à l’anarchie. Recourant à certains travaux d’anthropologie juridique, Alain Supiot avance l’idée, sujette à débat, selon laquelle « l’aspiration à la Justice […] représente […] une donnée anthropologique fondamentale » (p. 9). Autour de cette question traditionnelle de la nature du droit, Alain Supiot offre ainsi une analyse à la fois stimulante et discutable de questions très actuelles : la mondialisation et l’extension potentiellement infinie de la logique concurrentielle, le déclin de l’Etat et de la loi au profit du marché et du contrat, l’internationalisation des droits de l’homme, les évolutions en matière de filiation. L’ouvrage témoigne d’une exceptionnelle érudition et d’une capacité peu commune à lier les débats de technique juridique aux enjeux mis en lumière par l’histoire et les sciences sociales."
"Dans Homo juridicus, Alain Supiot abordait déjà la tendance des sociétés occidentales contemporaines à substituer à la raison instituante du Droit la raison calculatrice caractéristique du capitalisme et de la science modernes. Dans ses cours au Collège de France des années 2012-2013 et 2013-2014, il revient sur cette évolution, qui va de pair avec le passage du gouvernement par les lois à la gouvernance par les nombres. Si lois et nombres partagent des traits communs (telles que la dimension générale et impersonnelle), ils se distinguent de beaucoup : alors que les premières témoignent à la fois d’un choix de valeurs et d’une autorité qui pose et assume ces choix – ces deux aspects correspondant assez exactement à la conception qu’Alain Supiot propose du droit dans Homo juridicus –, les seconds sont censés n’être que le reflet prétendument neutre de la réalité (le souci de justice en étant remarquablement absent) et n’appeler que des mécanismes d’ajustement en vue de retrouver l’équilibre général des choses. La faveur dont jouit la gouvernance par les nombres révèlerait « l’utopie d’un monde plat, tout entier régi par les lois du marché » et indexé à la seule utilité. L’émergence de cette gouvernance conduit à un recul des institutions et des cadres juridiques qui favorise le développement de liens d’allégeance, lesquels soumettent les individus à la loi du plus fort et rappellent la relation féodale de vassalité. Loin de se limiter à des considérations abstraites et générales, Alain Supiot prétend repérer des traces nombreuses de cette tendance dans des domaines très concrets parmi lesquels il n’est pas étonnant de retrouver le monde du travail salarié : un phénomène aussi actuel que l’uberisation de l’économie semble faire écho à ces analyses."
Tuesday, July 2, 2019
Francis Wolff — Notre humanité, d'Aristote aux neurosciences
Francis Wolff — Notre humanité, d'Aristote aux neurosciences. Paris: Fayard,
2010.
(88-89) Comment expliquer le comportement ou les pensées ? Par la constitution physiologique, par le comportement antérieur, par les intentions conscientes, par les désirs inconscients ? Les réponses ne sont ni compatibles ni incompatibles ; elles sont hétérogènes. Elles ne peuvent s'ajouter les unes aux autres, parce qu'elles ne s'ajustent pas entre elles. L'homme n'est ni la conscience rationnelle de ses fins, ni l'effet de déterminations inconscientes, il est encore moins leur somme. La question n'est donc pas, ou plus: "Qu'est-ce que l'homme ?", mais : "Quel plan d'intelligibilité se dégage de tel ou tel découpage de l'expérience des réalités humaines ?" Ces divers plans ne font pas une idée une, pas plus que, dans le cubisme, les différentes surfaces où se découpent les projections d'une même figure ne s'ajustent entre elles pour constituer une réalité physique en ses trois dimensions. Alors qu'une anthropologie philosophique peut faire de l'homme un portrait respectant les lois de la perspective en adoptant celles qui lui siéent dès lors qu'elle adopte un point de vue fixe, les sciences humaines sont nécessairement cubistes.
Francis Wolff présente quatre"figures" de l'humanité, qui ne sont jamais selon lui des "vérités" sur ce que serait l'Homme, mais plutôt des a priori, posés comme base conceptuelle d'un programme scientifique distinct — qui chacun permettrait de penser de des choses différentes d'une part, d'élaborer une épistémologie, et d'autre part de tirer des conséquences pratiques, une éthique spécifique.
Les quatre figures sont:
1) "l'homme animal (ou 'vivant') rationnel" d'Aristote: créature rationnelle mais mortelle, à mi-chemin entre les dieux (êtres à la fois rationnels et immortels) et les animaux (êtres dépourvus du logos et mortels). C'est une figure "hylémorphique" qui associe en elle une forme/une essence, et de la matière. La démarche d'Aristote vise à élargir le champ de la rationalité au delà de la seule connaissance mathématique (Platon / les formes idéales) pour lui permettre de fonder les sciences physiques, qui étudient le monde et classifie la diversité des objets qu'on y trouve selon les qualités génériques (formes exprimées nécessairement dans la matière) qu'on peut y décèler.
— le "gain épistémologique" de ce monisme essentialiste qui est aussi un humanisme (ou la l'humain est la mesure, l'étalon de toute chose) serait le réductionnisme (tout le réel peut être réduit dans les termes d'un modèle de science fondamentale examplaire, soit ici la biologie)
2) "l'homme substance pensante unie étroitement à un corps" de Descartes: une âme qui peut grâce à sa distance ontologique par rapport au monde de la matière l'embrasser rationnellement en entier comme un objet de connaissance. Descartes fonde ainsi la science physique moderne à base de géométrie analytique, avec le sujet connaissant, à distance épistémologiquement de l'étendue matérielle du monde, objet de la connaissance.
— le "gain épistémologique" de ce dualisme essentialiste et humaniste est la distance épistémologique sujet/objet
3) "l'homme sujet assujetti" du structuralisme: cette figure pose les limites de la rationalité de l'homme, qui ne peux jamais se connaitre qu'imparfaitement et comme en morceaux, puisqu'il est déterminé "de l'extérieur", de façon hétéronome, par les diverses "structures" dans lesquelles il s'insère, et qu'en plus ces structures ne sont pas commensurables et intégrables les unes avec les autres: inconscient, langage, institutions sociales... Le structuralisme prend exemple sur la phonologie pour fonder son paradigme scientifique. Ce sujet assujetti qui ne peut jamais prendre pleinement la mesure de lui-même est celui qui pourtant rend possible l'émergence des sciences sociales.
— le "gain épistémologique" de ce dualisme non essentialiste est la distance épistémologique sujet/objet
4) "l'homme animal comme les autres" de la biologie et des neurosciences contemporaines, qui ensuite colonise les sciences sociales pour tendre à remplacer le paradigme structuraliste: cette figure considère l'homme comme un animal dont la rationalité n'est qu'un trait poussé à un degré supérieur que chez d'autres animaux dont il ne se distingue pas essentiellement, et qui ne peut être bien saisi comme objet d'étude que comme une sorte de point dans un spectre de la conscience et de l'intelligence allant de l'amibe à l'hypothétique cyborg "post-humain". Il s'inscrit dans l'histoire naturelle, et tout les traits spécifiquement culturels serait à lire comme des adaptations darwiniennes à l'environnement.
— le "gain épistémologique" de ce monisme non essentialiste est un réductionnisme qui permet de réduire la science à une biologie elle même "science de l'information" encodée dans les gênes.
(357) "Les quatre figures de l'homme sont à double face : théorique et pratique, cognitive et normative, scientifique et morale. La science ne peut pas nous dire ce qu'est l'homme, pas plus qu'elle ne peut nous dire ce qu'il doit faire. On ne peut pas dire ce qu'est l'homme à partir de ce que nous en dit la science. Mais, en revanche, on peut en conclure au moins que l'homme est l'être 'capable de connaissance scientifique'. On ne peut pas déduire d'une définition quelconque de l'homme ce qu'il doit faire ou ne pas faire, autrement dit une morale. Mais, en revanche, si l'homme est un être qui peut faire ce qu'il doit, on ne peut au moins soutenir qu'il est l'être 'capable de conduite morale'. Autrement dit, de la simple considération 'sceptique' des quatre figures de l'homme, toutes liées à un projet scientifique et par des conséquences morale, se déduisent deux caractérisations possibles de notre humanité."
Je n'ai pas super bien suivi le détail de toutes les conséquences morales et épistémologiques de son analyse, mais ce qui m'a paru éclairant c'est cette idée que les concepts de base / structurants d'un paradigme épistémologique — comme telle ou telle figure de l'homme — ne sont pas des vérités démontrables mais seulement des constructions / des concepts que l'on espère fécond(e)s pour poser ce que Gilles Deleuze aurait appelé un "plan d'immanence" — un point de vue sur le chaos qui permet de l'ordonner lisiblement selon des modalités de notre langage / de notre rationalité. Son approche est donc celle d'une philosophie critique où ce que l'on découvre par l'étude scientifique, ce n'est jamais le monde en tant que tel, mais bien toujours notre propre élaboration de celui-ci dans la langue et la pensée.
2010.
(88-89) Comment expliquer le comportement ou les pensées ? Par la constitution physiologique, par le comportement antérieur, par les intentions conscientes, par les désirs inconscients ? Les réponses ne sont ni compatibles ni incompatibles ; elles sont hétérogènes. Elles ne peuvent s'ajouter les unes aux autres, parce qu'elles ne s'ajustent pas entre elles. L'homme n'est ni la conscience rationnelle de ses fins, ni l'effet de déterminations inconscientes, il est encore moins leur somme. La question n'est donc pas, ou plus: "Qu'est-ce que l'homme ?", mais : "Quel plan d'intelligibilité se dégage de tel ou tel découpage de l'expérience des réalités humaines ?" Ces divers plans ne font pas une idée une, pas plus que, dans le cubisme, les différentes surfaces où se découpent les projections d'une même figure ne s'ajustent entre elles pour constituer une réalité physique en ses trois dimensions. Alors qu'une anthropologie philosophique peut faire de l'homme un portrait respectant les lois de la perspective en adoptant celles qui lui siéent dès lors qu'elle adopte un point de vue fixe, les sciences humaines sont nécessairement cubistes.
Francis Wolff présente quatre"figures" de l'humanité, qui ne sont jamais selon lui des "vérités" sur ce que serait l'Homme, mais plutôt des a priori, posés comme base conceptuelle d'un programme scientifique distinct — qui chacun permettrait de penser de des choses différentes d'une part, d'élaborer une épistémologie, et d'autre part de tirer des conséquences pratiques, une éthique spécifique.
Les quatre figures sont:
1) "l'homme animal (ou 'vivant') rationnel" d'Aristote: créature rationnelle mais mortelle, à mi-chemin entre les dieux (êtres à la fois rationnels et immortels) et les animaux (êtres dépourvus du logos et mortels). C'est une figure "hylémorphique" qui associe en elle une forme/une essence, et de la matière. La démarche d'Aristote vise à élargir le champ de la rationalité au delà de la seule connaissance mathématique (Platon / les formes idéales) pour lui permettre de fonder les sciences physiques, qui étudient le monde et classifie la diversité des objets qu'on y trouve selon les qualités génériques (formes exprimées nécessairement dans la matière) qu'on peut y décèler.
— le "gain épistémologique" de ce monisme essentialiste qui est aussi un humanisme (ou la l'humain est la mesure, l'étalon de toute chose) serait le réductionnisme (tout le réel peut être réduit dans les termes d'un modèle de science fondamentale examplaire, soit ici la biologie)
2) "l'homme substance pensante unie étroitement à un corps" de Descartes: une âme qui peut grâce à sa distance ontologique par rapport au monde de la matière l'embrasser rationnellement en entier comme un objet de connaissance. Descartes fonde ainsi la science physique moderne à base de géométrie analytique, avec le sujet connaissant, à distance épistémologiquement de l'étendue matérielle du monde, objet de la connaissance.
— le "gain épistémologique" de ce dualisme essentialiste et humaniste est la distance épistémologique sujet/objet
3) "l'homme sujet assujetti" du structuralisme: cette figure pose les limites de la rationalité de l'homme, qui ne peux jamais se connaitre qu'imparfaitement et comme en morceaux, puisqu'il est déterminé "de l'extérieur", de façon hétéronome, par les diverses "structures" dans lesquelles il s'insère, et qu'en plus ces structures ne sont pas commensurables et intégrables les unes avec les autres: inconscient, langage, institutions sociales... Le structuralisme prend exemple sur la phonologie pour fonder son paradigme scientifique. Ce sujet assujetti qui ne peut jamais prendre pleinement la mesure de lui-même est celui qui pourtant rend possible l'émergence des sciences sociales.
— le "gain épistémologique" de ce dualisme non essentialiste est la distance épistémologique sujet/objet
4) "l'homme animal comme les autres" de la biologie et des neurosciences contemporaines, qui ensuite colonise les sciences sociales pour tendre à remplacer le paradigme structuraliste: cette figure considère l'homme comme un animal dont la rationalité n'est qu'un trait poussé à un degré supérieur que chez d'autres animaux dont il ne se distingue pas essentiellement, et qui ne peut être bien saisi comme objet d'étude que comme une sorte de point dans un spectre de la conscience et de l'intelligence allant de l'amibe à l'hypothétique cyborg "post-humain". Il s'inscrit dans l'histoire naturelle, et tout les traits spécifiquement culturels serait à lire comme des adaptations darwiniennes à l'environnement.
— le "gain épistémologique" de ce monisme non essentialiste est un réductionnisme qui permet de réduire la science à une biologie elle même "science de l'information" encodée dans les gênes.
(357) "Les quatre figures de l'homme sont à double face : théorique et pratique, cognitive et normative, scientifique et morale. La science ne peut pas nous dire ce qu'est l'homme, pas plus qu'elle ne peut nous dire ce qu'il doit faire. On ne peut pas dire ce qu'est l'homme à partir de ce que nous en dit la science. Mais, en revanche, on peut en conclure au moins que l'homme est l'être 'capable de connaissance scientifique'. On ne peut pas déduire d'une définition quelconque de l'homme ce qu'il doit faire ou ne pas faire, autrement dit une morale. Mais, en revanche, si l'homme est un être qui peut faire ce qu'il doit, on ne peut au moins soutenir qu'il est l'être 'capable de conduite morale'. Autrement dit, de la simple considération 'sceptique' des quatre figures de l'homme, toutes liées à un projet scientifique et par des conséquences morale, se déduisent deux caractérisations possibles de notre humanité."
Je n'ai pas super bien suivi le détail de toutes les conséquences morales et épistémologiques de son analyse, mais ce qui m'a paru éclairant c'est cette idée que les concepts de base / structurants d'un paradigme épistémologique — comme telle ou telle figure de l'homme — ne sont pas des vérités démontrables mais seulement des constructions / des concepts que l'on espère fécond(e)s pour poser ce que Gilles Deleuze aurait appelé un "plan d'immanence" — un point de vue sur le chaos qui permet de l'ordonner lisiblement selon des modalités de notre langage / de notre rationalité. Son approche est donc celle d'une philosophie critique où ce que l'on découvre par l'étude scientifique, ce n'est jamais le monde en tant que tel, mais bien toujours notre propre élaboration de celui-ci dans la langue et la pensée.
Wednesday, April 3, 2019
Béatrice Hibou — Anatomie Politique de la domination
Béatrice Hibou — Anatomie Politique de la domination. Paris: La Découverte, 2011.
La domination ne serait pas un invariant trans-historique univoque, mais bien plutôt désignerait toute une constellation de pratiques avec pour finalité d'obtenir l'obéissance ou au moins le consentement ou l'assentiment passif de populations à des initiatives gouvernementales. Ces initiatives elles-mêmes sont plus une sorte de navigation improvisée sur l'océan du réel: des choses se produisent fortuitement, des situations émergent de façon plus où moins aléatoires, et les dirigeants font ce qu'ils peuvent avec ces éléments. Ils essayent de les récupérer, d'en user à leur fins, de les instrumentaliser. Les gouvernants sont le plus souvent réactifs, quelles que soit leur idéologie de référence ou leur volontarisme affiché. Hibou montre plusieurs de ces types d'improvisation: la constitution de réseaux de clientèle ; la mise en place d'institutions répondant à des besoins ou des désirs de segments de la population et susceptibles d'asseoir la légitimité du régime s'il est capable au moins en partie d'y répondre ; l'établissement d'une idéologie officielle, ou d'un langage spécifique, qui circonscrit artificiellement ce qui est envisageable (ex: la "gouvernance" néolibérale vs la politique). Par ailleurs les acteurs "du bas", les dominés, mettent en oeuvre toutes sortes de stratégies d'accommodement, d'aménagement d'espaces de liberté à l'intérieur de systèmes de contraintes qui ne sont jamais étanches. Les dominés le sont souvent moins qu'on croit: parfois ce sont eux-même qui donnent sa légitimité à un pouvoir autoritaire, avec leur "désir d'État" ou les réseaux de solidarité sur lesquels il peut prendre appui. Au delà du concept de domination, ce sont des situation socio-historiques concrètes qui existent, dans le foisonnement de leur particularité. Le concept émerge par un processus empirique — il relève d'une approche nominaliste. Il n'est qu'un outil, un modèle — nécessairement partiel, approximatif, façonné par l'étude de cas et la comparaison de ceux-ci—, destiné à nous aider de saisir de quelque chose de cette multiplicité labile et si difficile à cerner qu'est la réalité sociale et son devenir historique.
La démarche de Hibou s'inspire de la méthode, ou plutôt de l'attitude de scepticisme érudit et lucide de Paul Veyne, telle que décrite dans son cours inaugural au Collège de France: se méfier des généralisations abusives et des abstractions hors-sol, éviter de prendre trop au sérieux les prétentions à dire le vrai des systèmes, qui dans leur effort de synthèse tendent toujours à méconnaître les limites de leur domaines d'application, à gommer la spécificité des situations, et surtout à commettre des anachronismes et des généralisations à outrance. On ne peut pas faire de l'histoire sans conceptualisation, par contre: les concepts sont bien nécessaires pour simplement voir la réalité, selon Veyne — ils sont comme l'expression d'une intuition transcendantale, non systématique, ou imparfaitement systématique, se saisissant de quelque chose dans le chaos de l'expérience dont on prend connaissance empiriquement, et assignant un sens à ce quelque chose. (En cela, il semble rejoindre le Deleuze de Qu'est-ce que la philosophie?) Hibou s'inspire aussi des travaux de Michel de Certeau sur les "façons de faire" que les gens trouvent pour s'aménager des espaces de liberté dans les contraintes de la vie quotidienne. Sa façon de problématiser la domination et les relations sociales doit aussi beaucoup à Weber et à Foucault.
Un compte rendu critique intelligent que j'ai lu, tout en applaudissant l'érudition et l'intelligence de l'ouvrage, s'étonne que la domination ne soit pas aussi abordée dans une perspective purement économique (Kindelberger, Orléan...).
Hibou donne beaucoup d'exemples pour illustrer les mécanismes de domination qu'elle identifie, se basant sur: l'URSS de Staline, l'Allemagne Nazi, la RDA, la Tunisie de Ben Ali, des états d'Afrique sub-saharienne, les démocraties néolibérales contemporaines... Qui sont examinés surtout dans une perspective de science politique, il m'a semblé, mais toujours avec un encrage sociologique, historique, et économique.
La domination ne serait pas un invariant trans-historique univoque, mais bien plutôt désignerait toute une constellation de pratiques avec pour finalité d'obtenir l'obéissance ou au moins le consentement ou l'assentiment passif de populations à des initiatives gouvernementales. Ces initiatives elles-mêmes sont plus une sorte de navigation improvisée sur l'océan du réel: des choses se produisent fortuitement, des situations émergent de façon plus où moins aléatoires, et les dirigeants font ce qu'ils peuvent avec ces éléments. Ils essayent de les récupérer, d'en user à leur fins, de les instrumentaliser. Les gouvernants sont le plus souvent réactifs, quelles que soit leur idéologie de référence ou leur volontarisme affiché. Hibou montre plusieurs de ces types d'improvisation: la constitution de réseaux de clientèle ; la mise en place d'institutions répondant à des besoins ou des désirs de segments de la population et susceptibles d'asseoir la légitimité du régime s'il est capable au moins en partie d'y répondre ; l'établissement d'une idéologie officielle, ou d'un langage spécifique, qui circonscrit artificiellement ce qui est envisageable (ex: la "gouvernance" néolibérale vs la politique). Par ailleurs les acteurs "du bas", les dominés, mettent en oeuvre toutes sortes de stratégies d'accommodement, d'aménagement d'espaces de liberté à l'intérieur de systèmes de contraintes qui ne sont jamais étanches. Les dominés le sont souvent moins qu'on croit: parfois ce sont eux-même qui donnent sa légitimité à un pouvoir autoritaire, avec leur "désir d'État" ou les réseaux de solidarité sur lesquels il peut prendre appui. Au delà du concept de domination, ce sont des situation socio-historiques concrètes qui existent, dans le foisonnement de leur particularité. Le concept émerge par un processus empirique — il relève d'une approche nominaliste. Il n'est qu'un outil, un modèle — nécessairement partiel, approximatif, façonné par l'étude de cas et la comparaison de ceux-ci—, destiné à nous aider de saisir de quelque chose de cette multiplicité labile et si difficile à cerner qu'est la réalité sociale et son devenir historique.
La démarche de Hibou s'inspire de la méthode, ou plutôt de l'attitude de scepticisme érudit et lucide de Paul Veyne, telle que décrite dans son cours inaugural au Collège de France: se méfier des généralisations abusives et des abstractions hors-sol, éviter de prendre trop au sérieux les prétentions à dire le vrai des systèmes, qui dans leur effort de synthèse tendent toujours à méconnaître les limites de leur domaines d'application, à gommer la spécificité des situations, et surtout à commettre des anachronismes et des généralisations à outrance. On ne peut pas faire de l'histoire sans conceptualisation, par contre: les concepts sont bien nécessaires pour simplement voir la réalité, selon Veyne — ils sont comme l'expression d'une intuition transcendantale, non systématique, ou imparfaitement systématique, se saisissant de quelque chose dans le chaos de l'expérience dont on prend connaissance empiriquement, et assignant un sens à ce quelque chose. (En cela, il semble rejoindre le Deleuze de Qu'est-ce que la philosophie?) Hibou s'inspire aussi des travaux de Michel de Certeau sur les "façons de faire" que les gens trouvent pour s'aménager des espaces de liberté dans les contraintes de la vie quotidienne. Sa façon de problématiser la domination et les relations sociales doit aussi beaucoup à Weber et à Foucault.
Un compte rendu critique intelligent que j'ai lu, tout en applaudissant l'érudition et l'intelligence de l'ouvrage, s'étonne que la domination ne soit pas aussi abordée dans une perspective purement économique (Kindelberger, Orléan...).
Hibou donne beaucoup d'exemples pour illustrer les mécanismes de domination qu'elle identifie, se basant sur: l'URSS de Staline, l'Allemagne Nazi, la RDA, la Tunisie de Ben Ali, des états d'Afrique sub-saharienne, les démocraties néolibérales contemporaines... Qui sont examinés surtout dans une perspective de science politique, il m'a semblé, mais toujours avec un encrage sociologique, historique, et économique.
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